Sans doute, elle et ses livres sont-ils trop délicats pour supporter la lumière crue des éloges, mais il est temps que sorte de l'ombre Françoise Henry, comédienne et auteure de pièces radiophoniques, écrivaine trop discrète qui, avec une demi-douzaine de romans publiés en onze ans chez Grasset, Gallimard et Pauvert, construit une oeuvre à la grâce aussi modeste qu'intense. Les personnages de ses romans vivent des drames d'amour immenses et ordinaires sans prendre quiconque à témoin de leur malheur, sans aucun exhibitionnisme, dans un silence douloureux qui est un recueillement et une élégance. Dans Plusieurs mois d'avril (dont Roger Grenier est l'éditeur chez Gallimard), la romancière entre sans bruit, en ôtant ses chaussures, dans la vie et le coeur inconsolable d'une femme de sa famille : sa grand-tante Feli, l'épouse du frère cadet de sa grand-mère, veuve de guerre. La romancière offre ses mots précautionneux à une histoire d'amour brisé et raconte aussi comment elle en est devenue la dépositaire, explorant une nouvelle fois des thèmes déjà croisés dans d'autres livres : le voyage, l'attente, les moyens d'atteindre ceux qui ont disparu... comme dans la lettre posthume du Rêve de Martin (Le Livre de poche, 2008), La lampe (Gallimard, 2003) Juste avant l'hiver (qui paraît au Livre de poche en novembre) ou Le drapeau de Picasso (Grasset, 2010).
Une partie de Feli a été arrachée au matin du 8 avril 1943, à Paris, quand son mari, Jacques, le père de sa fille Jacqueline, cheminot, capitaine d'un réseau de Résistance, a été embarqué par la Gestapo. Elle tentera ensuite toute sa vie de le retrouver, suivant, de la prison de Fresnes au camp de Buchenwald, les petits cailloux semés par Jacques qui mourra à l'hôpital de Freising au nord de Munich le 18 mai 1945, alors que, libéré, il rentrait à pied chez lui, avec quatre autres compagnons. "C'est pourquoi elle va partir là-bas,/là-bas d'où il n'est jamais revenu. » Guidée par la feuille de route transmise par le plus jeune des quatre amis, Feli va ainsi littéralement marcher dans les pas de l'homme qu'elle aimait, partant en avril 46 ou 47, pour accomplir les 140 km de ce "chemin d'évacuation » vers le sud, jusqu'à la ferme bavaroise où fut accueilli son mari une dernière fois.
Françoise Henry évoque ce grand amour sans fin, fidèle, sans le moindre romantisme gnangnan. Le rendant à sa dimension incarnée : le manque définitif "de ce corps que lui avait pris la guerre car la guerre est d'abord une histoire de chair ». Elle suit la mémoire qui fait son chemin d'une génération à l'autre, exhumant les vestiges fragiles de ces vies, comme cette minuscule lettre écrite sur du papier à cigarette depuis Fresnes et conservée, "presque illisible », dans un portefeuille retrouvé après la mort de Feli : "la peau de Jacques ». L'émotion naît du rythme, des phrases suspendues, des retours à la ligne, qui font respirer et résonner le texte comme dans un poème en prose. Et grâce à la plume légère et profonde de sa petite-nièce, on gardera longtemps l'image de cette femme qui marche et qui regarde à travers la vitre des trains, son corps en mouvement, lesté de "sa douleur invendable ».