Le célèbre portrait du Che réalisé par Alberto Korda alimente régulièrement la jurisprudence, anniversaire de la Baie des cochons ou pas, de mai 68 ou simple nostalgie des années latino-américaines et du romantisme supposé du personnage. Et ces conflits judiciaires donnent lieu à des débats souvent étonnants car déroutants eu regard de la vie de Korda et de la révolution cubaine.
La Cour d’appel de Versailles vient ainsi de considérer, le 7 octobre 2018, que cette image est originale au sens du droit d’auteur puisque sa composition révèle «
une recherche esthétique et un apport personnel du photographe qui va au-delà du simple savoir-faire mettant en valeur l'intensité du personnage ». Toutefois, dans la mesure où elle a été reproduite sur des t-shirts, avec le Che tenant «
une manette de jeux vidéo et l’inscription Che was a gamer
», il s’agit d’une parodie ayant «
volonté de désacraliser les icônes procède également des lois du genre (...) exclusive de toute volonté de nuire ». Les héritiers de Korda ont donc été enfin déboutés.
Rappelons que, de son vrai nom, Alberto Díaz Gutiérrez, Korda est décédé en 2001, laissant une œuvre photographique dont se détache, par sa notoriété, le cliché officiellement intitulé
Guerrillero Heroico.
Né à La Havane, Korda a exercé pendant dix ans - à compter de la Révolution - le rôle de photographe attitré de Fidel Castro. Il œuvrait donc pour le journal
Revolución quand, le 6 mars 1960, il prend la photographie de Che Guevara, à l’occasion des funérailles nationales des victimes d’une opération de sabotage, auxquelles assistent Sartre et Beauvoir.
Il faut attendre l’été 1967 pour que le célèbre éditeur
Giangiacomo Feltrinelli déniche dans le studio de Korda la photo et l’utilise, en octobre, à la mort du Che, imprimant à l’occasion de nombreuses affichettes promotionnelles. L’histoire raconte qu’il s’en écoula un million en moins de six mois. Dès lors, l’image devient incontournable pour évoquer le Che.
Korda ne demande pas de droits. Il agit cependant, en 2000, à l’encontre d’une publicité
Smirnoff : «
En tant que partisan des idéaux pour lesquels Che Guevara est mort, je ne suis pas opposé à sa reproduction par ceux qui souhaitent propager sa mémoire et la cause de la justice sociale à travers le monde, mais je suis catégoriquement contre l'exploitation de l'image du Che pour la promotion de produits comme l'alcool, ou pour tout autre objet qui dénigre la réputation du Che. »
La doctrine de ses héritiers est largement plus nuancée.
Il leur a pour cela d’abord été nécessaire d’écarter un autre prétendant au statut d’auteur de la photographie ! Le 24 septembre 2008, le Tribunal de Grande Instance de Paris a mis à mal l’une des théories avancées, en l’occurrence par
Marianne, pour combattre les actions en contrefaçon. L’argument reposait sur
« l’hypothèse Juan Vivès ». Cet ancien agent des services secrets cubains, à présent passé à l’opposition, s’était auto-proclamé auteur de l’image, déclarant que Korda aurait seulement retouché le cliché afin de le contraster, ainsi que pour écarter les autres personnages figurant sur la scène d’origine (notamment Sartre et Beauvoir).
Le débat judiciaire, qui a donné lieu à de multiples procès en particulier contre les éditeurs de livres, s’est par ailleurs focalisé autour des volontés de Korda de ne pas percevoir de droits d’auteur. Le 12 juillet 2012, la Cour de cassation a néanmoins donné tort à un éditeur d’ouvrages pour la jeunesse qui avait, notamment devant la Cour d’appel, fait victorieusement valoir ce point. Les juges de la Cour de cassation n’ont pas été aussi conciliants. Ils ont en effet validé une convention signée par Korda en 1995, aux termes de laquelle il cédait une partie de ses droits « p
our faire respecter le bon usage de ladite photographie et interdire toute utilisation qui ne correspondrait pas à ses idéaux quant à sa représentation et afin d’en défendre les droits ».
En clair, peu importent, selon les Hauts magistrats, les écrits, les volontés ou l’attitude de Korda s’ils sont antérieurs à ce document désormais incontestable qui permet aux bénéficiaires du passé de faire table rase ! Rappelons encore qu’
il est impossible, juridiquement, de renoncer à ses droits moraux (respect du nom, de l’œuvre, etc.) ; ce que Korda n’a d’ailleurs jamais eu l’intention de faire. Et que l’abandon des droits patrimoniaux (dit aussi « cession à titre gratuit »), si Feltrinelli a su en user, est encadré par de draconiennes conditions juridiques. Sans même parler, ce qui est un autre débat, des formes contemporaines de « copyleft » ou de « licence libre ».
L’édition commerciale est toujours friande d’auteurs qui ne prétendent pas à rémunération. Ce sont parfois des ouvrages réputés très difficiles qui voient ainsi le jour. Dans d’autres cas, une « bonne cause » est mise en avant. Parfois encore, aucun versement de droits ne compense des contributions modestes ou des apports de documents.
L’article L. 122-7 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) précise bien que «
le droit de représentation et le droit de reproduction sont cessibles à titre gratuit ou à titre onéreux ». Mais l’article L. 131-4 du même CPI dispose que «
la cession par l'auteur de ses droits sur son œuvre (…) doit comporter au profit de l'auteur la participation proportionnelle aux recettes provenant de la vente ou de l'exploitation ».
Forts de ces imprécisions légales, les juristes n’admettent les cessions gratuites qu’au prix de grandes précautions juridiques…
Les plus intransigeants estiment que seule l’intervention d’un notaire peut valider un acte de gratuité. En 1987, la Cour d’appel de Versailles a, par exemple, considéré que la renonciation à un droit d’auteur au profit d’une société s’analyse juridiquement en une donation. Or, cet «
acte sous seing privé constitue une libéralité pure et simple, nulle faute de forme authentique ».
En général, le droit n’apprécie guère les engagements qui n’entraînent pas de contrepartie. En clair, la cession peut être gracieuse, si les raisons de cette gratuité sont expressément indiquées dans le contrat. L’éditeur précisera donc que l’auteur cède ses droits dans le but d’aider une cause humanitaire, de promouvoir l’image d’une discipline, etc.
De plus, les cessions à titre gratuit n’échappent pas aux règles de la propriété littéraire et artistique sur la nécessité de tout détailler.
Le 23 janvier 2001, la Cour de cassation a invalidé une cession de droits d’auteur consentie par Picasso aux éditions du Cercle d’art. L’artiste avait en effet rédigé un document précisant : «
Je soussigné, Pablo Picasso (…) déclare léguer mes droits aux éditions Cercle d’art (…) pour la reproduction des dessins de l’ouvrage Toros ». La Haute Juridiction a souligné «
la nullité de l’acte litigieux qualifié de cession de droits d’auteur, sur le fondement des dispositions impératives de l’article L. 131-3 du Code de la propriété intellectuelle (…) qui ne stipulait aucune clause quant à la durée et à l’étendue des droits cédés. »
Le 29 avril 1998, la Cour d’appel de Paris en a jugé de même à propos du créateur Kenzo, qui «
avait publiquement annoncé qu’il « offrait aux Parisiens sa création ». La Cour a invalidé une telle «
déclaration signée », soulevée en défense par une société.
En clair, du Cuba libre à l’Eau de Kenzo, au Palais de justice, les gestes en apparence désintéressés peuvent tôt ou tard se transformer en autorisation obligatoire et forcément rémunérée.