Une jeune femme arrive d'une grande ville occidentale, sur une île des Caraïbes où règne le chaos. Un chauffeur de taxi lui sert de guide pour la conduire à Anse-à-Fôleur, à sept heures de route de la capitale, sur les traces de son père qu'elle n'a pas connu et qui a fui vingt ans plus tôt ce village côtier, au matin de la mort de son propre père, disparu dans un incendie. "Je manque de mémoire et j'aimerais remplir mes blancs », "j'aimerais écouter et comprendre », a écrit la jeune femme à l'un des témoins de cette histoire, un peintre portraitiste à succès devenu aveugle, vieux sage qui considère que la seule question à se poser au soir de sa vie est : "Ai-je fait un bon usage de ma présence au monde ? » Sur le trajet, le chauffeur du taxi, neveu de l'artiste, raconte les circonstances jamais élucidées de la mort du grand-père paternel de sa passagère, l'homme d'affaires Robert Montès, et de son ami le colonel Pierre André Pierre, retrouvés dans les cendres de leurs maisons jumelles. Deux hommes que tout semblait opposer si ce n'est la jouissance de la prédation. Le chauffeur évoque aussi certains membres de la communauté villageoise, notamment Justin, le "législateur bénévole » du bourg qui accueille tout le monde avec cette formule de bienvenue : "De quoi parlions-nous ? »
Cette enquête dont l'élucidation importe peu se situe à la frontière du réalisme politique et du conte humaniste. Figure incontournable de la littérature francophone, désormais bien au-delà d'Haïti, Lyonel Trouillot continue de mettre en mots les contrastes désespérants de sa terre natale martyrisée. Les cibles de l'auteur de Yanvalou pour Charlie, prix Wepler 2009 (qui sort simultanément en "Babel") sont toujours les mêmes : la morgue des dominants, l'égoïsme d'une société régie par le chacun pour soi où nuances de couleurs de peau et de classes sociales forment des combinaisons d'injustice complexes. Mais les Haïtiens ne sont pas les seuls à essuyer la charge : l'écrivain dénonce aussi la condescendance de l'étranger, l'arrogance du touriste. Le mépris du Nord qui vient chercher l'expérience sexuelle low-cost ou tromper sa dépression dans l'exotisme de la pauvreté...
Sa colère, la rage sourde, gronde désormais dans presque toutes les phrases, mais palpite aussi "La Belle Amour humaine", selon l'expression empruntée au romancier haïtien Jacques Stephen Alexis. Car ce que répète de livre en livre Lyonel Trouillot, c'est qu'à Haïti ou ailleurs les hommes sont capables du pire et du meilleur. Et ici encore, ce sont les formes les plus humbles de l'amour - la bonté, le partage, l'hospitalité, la compassion, la politesse... - qui sauvent de l'amertume et de la tentation du découragement : arbitrer une partie de ballon prisonnier, avoir mission de faire rire les autres comme un "service social », incarner les morts dans un jeu de rôle, mêler sa voix au chant de tous dans une mélopée funèbre... Donner, pas seulement prendre.