L’écrivaine Cécile Guilbert vient de signer un remarquable volume pour la collection "Bouquins" des éditions Robert Laffont, intitulé Ecrits stupéfiants et sous-titré Drogues & littérature d’Homère à Will Self.
Passée la préface autobiographique qui, comme l’admet son auteure, intéresse sa fascination pour les drogues (« l’histoire d’une curiosité précoce et d’un apprentissage progressif de leurs différents effets durant vingt-cinq ans de consommation ») plus que le « détail » de ses « expériences », le livre propose « un formidable voyage dans le temps et l'espace à travers toutes les substances psychotropes et leur imaginaire : de l'Inde védique à l'époque contemporaine des drogues de synthèse, des pharmacopées antiques et moyenâgeuses à la vogue moderne des psychostimulants en passant par l'opiophagie britannique, le cannabis romantique, l'opiomanie coloniale, la morphine et l'éther fin-de-siècle, l'invention du " junkie " au XXe siècle et la révolution psychédélique des années 60 ».
De fait, « il peut aussi se lire comme une histoire parallèle de la littérature mondiale tous genres confondus puisqu'on y trouve des poèmes, des récits, des romans, des nouvelles, du théâtre, des lettres, des journaux intimes, des essais, des comptes rendus d'expériences, des textes médicaux et anthropologiques... »
300 textes compilés
Cette anthologie est divisée en « quatre grandes parties : Euphorica (opium, morphine, héroïne), Phantastica (cannabis, plantes divinatoires, peyotl et mescaline, champignons hallucinogènes, LSD), Inebriantia (éther, solvants), Excitantia (cocaïne et crack, amphétamines, ecstasy, GHB) ».
Au total, le lecteur jouira de « plus de 300 textes signés par 220 auteurs où les grands classiques obligés et les expérimentateurs célèbres côtoient des signatures moins connues tout aussi fascinantes et d'autres désormais oubliées ».
Je profite de cette belle occasion pour rappeler, dans le cadre de cette chronique, que, depuis cinquante ans, les livres évoquant la drogue, qu’il s’agisse de fictions comme de documents, sont soumis à un régime draconien.
L’efficacité du dispositif mis en place par la loi de 1970 sur les stupéfiants est régulièrement contestée. La loi repose à la fois sur des mesures sanitaires et répressives. Elle a instauré une restriction majeure à la publication de livres qui seraient susceptibles de provoquer l’usage de drogues ou encore de les présenter sous un jour favorable. Le Parlement a en effet clairement cherché à mettre un terme à une longue tradition littéraire, liée tant à la consommation qu’à la description.
Santé publique
Aux termes de l’article L. 630 du Code de la santé publique, le fait de provoquer au délit d’usage illicite ou de trafic « de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants » est puni d’emprisonnement et d’amende. Il en est de même « de présenter ces infractions sous un jour favorable ». Le texte précise encore que la sanction est encourue, « alors même que cette provocation n’a pas été suivie d’effet ».
Quant à la notion de stupéfiants, elle désigne « toute substance naturelle ou synthétique figurant sur la liste des stupéfiants, mais aussi toute substance présentée comme ayant les effets de substances ou plantes classées comme stupéfiants ». La provocation à consommer un produit non réellement stupéfiant mais présenté comme tel est donc également prohibée.
Cette disposition a été instaurée par la loi du 31 décembre 1970. Les débats parlementaires d’alors contiennent d’intéressantes digressions littéraires pour justifier l’adoption de mesures aussi restrictives pour les livres et la presse. Le sénateur Le Bellegou s’est notamment illustré par sa culture livresque, le poussant à proclamer qu’« une certaine littérature, Théophile Gautier, Baudelaire, plus tard Pierre Loti, Claude Farrère, ont contribué à faire connaître au grand public l’usage de l’opium et du haschich, à travers le mirage d’une littérature d’esthètes ou de poètes, en quête de sensations nouvelles ».
Plaisir prohibé
Jean-Pierre Galland, l’auteur de Fumée clandestine (éditions du Lézard), condamné en 1998 par le Tribunal correctionnel de Paris pour avoir adressé un « pétard » à chaque député, relève que « rien n’interdit de dire ou d’écrire que le cannabis provoque atonie ou douleur ; en revanche, toute notion de plaisir ou de satisfaction est objectivement interdite du débat ».
En 1997, la Cour d’appel de Paris a rappelé que la simple représentation d’une feuille de cannabis pouvait donner lieu à des poursuites. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la publication d‘un témoignage de drogué peut aussi être poursuivie, si elle n’est pas accompagnée d’un commentaire désapprobateur.
Les juridictions ont eu l’occasion de relever que « LSD j’aime » n’est pas une mention licite, mais que le terme Opium peut être librement utilisé en parfumerie.
La loi Evin est venue tardivement mettre un frein à la publicité pour l’alcool et le tabac. Et l’usage… de l’article L. 630 du Code de la santé publique reste relativement peu fréquent. Mais lorsque le parquet décide de sa mise en œuvre, les sanctions sont généralement très dissuasives. En 1996, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné L’Eléphant rose, qui a ainsi achevé sa carrière en kiosque. À cette occasion, les observateurs les plus autorisés ont relevé que le débat sur le texte législatif est en lui-même frappé d’interdiction.
Bien après l’instauration de l’article L. 630, de nombreux juristes spécialisés s’étonnent toujours du maintien, en l’état, de ces dispositions. Ils rappellent souvent qu’en réaction à l’adoption, le 12 juillet 1916, de la première loi interdisant, en France, de telle substances, Antonin Artaud avait déjà écrit dans L’Ombilic des limbes : « Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con. (…) Ce n’est pas par amour des hommes que tu délires, c’est par tradition d’imbécillité. (…) Je souhaite que ta loi retombe sur ton père, ta femme et tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant avale ta loi ».