Il y a des moments de l'histoire que l'on voudrait oublier. On y met tellement de force qu'on finit par tuer toute mémoire. L'aventure des harkis relève de ce déni. On a même utilisé le mot "supplétif" ou, mieux encore, FMR pour "Français musulmans rapatriés", qui fait penser à "éphémère", pour désigner ces quelque 260 000 Algériens d'origine arabe ou berbère qui ont servi dans l'armée française.
Vincent Crapanzano a commencé son enquête en 2004. Etant américain, c'est sans a priori qu'il a abordé ce sujet avec l'envie de rompre le silence. Né en 1939, ce professeur d'anthropologie et de littérature comparée à la City University of New York (Cuny) est l'auteur de plusieurs essais remarqués sur l'Afrique du Nord. D'emblée, son enquête se caractérise par sa liberté de ton et son absence de parti pris. Car Vincent Crapanzano sait l'image qui colle à la peau du harki : collabo, traître.
L'anthropologue a voulu dépasser ces clichés pour comprendre comment on vivait ce traumatisme : un père "soldatmort" qui ne parle pas et des enfants blessés par une histoire muette. Il a donc repris la trame : la guerre d'Algérie, l'engagement plus ou moins contraint, la violence des règlements de comptes dans une société paysanne et clanique lors de l'indépendance, les exécutions sommaires, les décapitations, les tortures, les mutilations et l'abandon par l'armée française.
Puis vinrent l'exil pour 40 000 d'entre eux et la misère en France, dans des camps insalubres comme celui de Rivesaltes. Rejetés par tout le monde, ils finirent par se rejeter eux-mêmes du monde avec ce sentiment d'avoir été les dupes de leur propre histoire. Jusqu'à ce que Jacques Chirac déclare le 25 septembre 2001 une Journée d'hommage national aux harkis, puis fasse adopter la loi du 23 février 2005 qui entérine la reconnaissance par une indemnisation substantielle.
"Je me suis laissé gagner par les harkis", lâche Vincent Crapanzano. Ce qui ne veut pas dire qu'il est crédule. Son livre ne défend pas une cause mais expose un "problème" d'identité stigmatisé par la réalité de la colonisation, une mauvaise conscience que la France, comme l'Algérie, entretient avec une partie de son passé.