Avant-critique Roman

Esthétique de la disparition. Avec la parution des Privilèges (Plon, 2011), les lecteurs français découvraient en Jonathan Dee un romancier états-unien selon leur cœur, fitzgeraldien, mélancolique et chargé de la tristesse des jolies choses enfuies et en premier lieu du rêve américain. Les livres qui suivirent, jusqu'à Ceux d'ici (Plon, 2018), vinrent confirmer ce tropisme de la perte, du temps perdu à tout jamais. Aussi, la publication ces jours-ci de Sugar Street, son huitième roman, mais le cinquième traduit, constitue-t-elle une relative surprise, tant elle rompt avec ce climat doux-amer et cette fois-ci pioche plutôt son inspiration du côté d'un des grands textes fondateurs de son pays, le Walden ou la vie dans les bois de Thoreau.

Il est ici question d'un homme qui s'en va. Il n'a pas de nom, pas vraiment d'âge non plus (mais il n'est plus jeune et pas encore vieux) et guère disposé à s'expliquer vraiment sur les raisons de sa fuite. Il part, c'est tout. Pour des raisons qui après tout lui appartiennent, il fuit son passé, maquille son identité et entreprend d'effacer radicalement toutes ses traces. Plus de cartes bancaires, plus d'internet, nul papier, le strict minimum d'interactions sociales, seulement 168 548 dollars en liquide dans une enveloppe de papier kraft, sésame pour sa nouvelle vie clandestine. À des milliers de kilomètres de l'homme qu'il a été, il s'établit dans une petite ville sans charme ni grâce et loue un studio à une femme nommée Autumn, pas plus engageante qu'il ne l'est lui-même, mais qui dès lors sera sa seule fréquentation. Leur relation sera marquée toutefois par une forte méfiance réciproque. En effet, la situation du narrateur favorise toutes sortes de pathologies, au premier rang desquelles la paranoïa... Les mois passent, l'argent se tarit, quelque chose devra bien finir par advenir, mais quoi ?

Sugar Street est une sorte de conte, de fable, et aurait pu n'être qu'un exercice de style, une variation urbaine autour de Thoreau, sans la formidable maîtrise romanesque de Dee. Le romancier ne s'en tient pas qu'à son projet de dénonciation de tout ce qui déshumanise notre quotidien, il parvient, par son humour d'abord peut-être, à faire exister son personnage, entre ombre et lumière, remords et espérance. Ce qui demeure lorsque tout et chacun disparaissent, c'est le récit, c'est le livre.

Jonathan Dee
Sugar Street Traduit de l'anglais (États-Unis) par Élisabeth Peellaert
Les Escales
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 22 € ; 208 p.
ISBN: 9782365697606

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