Avant-critique Roman

Paul Lynch, "Le chant du prophète" (Albin Michel)

Paul Lynch - Photo © Joêl Saget

Paul Lynch, "Le chant du prophète" (Albin Michel)

Dans une Irlande en proie au totalitarisme, une mère de famille lutte pour la survie de ses proches. Une dystopie qui fait écho à l'actualité et pour laquelle Paul Lynch a reçu le Booker Prize.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 28.11.2024 à 09h00

La longue nuit qui s'annonce. Au volant de sa voiture, Eilish Stark scrute « la nappe liquide » des pare-brise des autres véhicules pour distinguer les visages à l'intérieur, et songe : « les voilà, tous les anonymes qui ont fait advenir le présent ». Ce présent est pour elle synonyme d'attente et d'angoisse depuis que son époux a disparu. Responsable syndical, Larry Stark a été arrêté pour « incitation à la haine contre l'État ». Traversée par une grave crise, la république d'Irlande glisse vers le totalitarisme après l'arrivée au pouvoir d'un parti nationaliste, le NAP. L'état d'urgence a été décrété, les prérogatives des forces de l'ordre ont été élargies afin de préserver l'ordre public. À la télévision, Eilish voit dégénérer la manifestation enseignante à laquelle son mari devait participer, les manifestants recroquevillés sous les coups de matraques, les bombes lacrymogènes transformant les rues en « enfer voilé de fumée ». Restée seule avec ses quatre enfants, Eilish tente de ne pas perdre pied et de se persuader qu'un tel régime ne peut tenir face à l'indignation internationale et aux sanctions économiques. Mais quand son aîné, appelé à faire son service militaire, disparaît à son tour pour entrer en résistance, la voici gagnée par « l'appréhension de la longue nuit qui s'annonce ».

Dans ses rêves, Eilish hurle qu'elle veut se réveiller. « Vous êtes déjà réveillée », lui répond l'homme qui l'assaille, en écho au cauchemar dans lequel son pays a sombré. Un cauchemar dans lequel le lecteur est plongé dès l'ouverture du Chant du prophète (Booker Prize 2023) et qui n'en est alors qu'à ses prémices, Paul Lynch en épaississant les ténèbres et la violence au fil de paragraphes toujours plus suffocants, les manifestations évoluant en guerre civile, les arrestations en corps restitués sans vie. Si le récit s'ancre dans un futur proche, son caractère dystopique n'apporte aucun soulagement au lecteur, confronté à ce qu'il connaît déjà et voit émerger. « C'est extrêmement simple, Eilish, lui dit son époux avant d'être arrêté, le NAP s'efforce de transformer ce que toi et moi appelons réalité, ils jouent sur la confusion, et si l'on prétend qu'une chose en est une autre et qu'on le répète assez souvent, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l'acceptent comme une vérité. » Ce qu'Eilish a sous les yeux, ce que nous avons sous les yeux, « c'est l'image d'un ordre qui se détraque, le monde sombrant dans une mer noire et inconnue ».

Pour composer ce Chant du prophète, Paul Lynch s'est inspiré de la guerre civile en Syrie, de l'exode de populations contraintes de fuir la guerre et de l'indifférence de l'Occident face au sort de ces réfugiés. En nous glissant dans la peau d'une mère en lutte pour sa survie et celle de sa famille, « dans un monde où tout semble calculé pour [les] arracher les uns aux autres », l'écrivain rend tangibles les mécanismes conduisant au délitement de la société civile et des libertés individuelles. En situant son roman au cœur d'une démocratie européenne gagnée par l'obscurantisme, il livre un puissant manifeste en faveur de l'empathie, d'une empathie dont sont privées les victimes des guerres présentes et dont nous sommes tous susceptibles d'être privés demain. Essentielle, la lecture du Chant du prophète est brutale. Comme peut l'être un réveil trop tardif.

Paul Lynch
Le chant du prophète
Albin Michel
Traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 22,90 € ; 304 p.
ISBN: 9782226481481

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