Vivendi / Lagardère

Jean-Clément Texier : « Il va y avoir du mouvement dans l’édition française »

Jean-Clément Texier estime que "le vrai héritier de Jean-Luc Lagardère, c'est Daniel Kretinsky" - Photo DR

Jean-Clément Texier : « Il va y avoir du mouvement dans l’édition française »

À l’approche de l’épilogue du feuilleton Vivendi-Lagardère, l’ancien banquier spécialiste de l’édition Jean-Clément Texier livre une analyse éclairante de ce que font émerger dans le marché du livre les évolutions capitalistiques des deux premiers groupes français, Hachette et Editis. 

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Par Éric Dupuy
Créé le 28.04.2023 à 17h19 ,
Mis à jour le 02.05.2023 à 11h00

Livres Hebdo : Cela va bientôt faire deux ans qu’a officiellement été lancé le rapprochement entre Vivendi et Lagardère, provoquant certaines inquiétudes quant à une concentration éditoriale inédite du marché du livre en France. Finalement, le dossier va se clore par un schéma d’acquisition capitalistique classique acquéreur-vendeur. Qui sont les gagnants et qui sont les perdants de cette séquence ?

Jean-Clément Texier* : Il n’y a ni gagnant ni perdant. Tous les acteurs y ont laissé des plumes, notamment du fait de la lenteur du processus, dans une période inflationniste. On peut estimer que les autorités de contrôle, en demeurant figées sur des marchés étroits, ont empêché l’émergence de champion nécessaire à mon sens à la défense de l’écrit. Cette opération franco-française est à corréler avec le refus du rachat de Simon & Schuster par Bertelsmann aux États-Unis. 

Cela m’attriste qu’on pense qu’il faille arrêter les opérations de concentration éditoriale, car le livre n’est pas la presse. Il n’a pas subi la perte de la publicité des médias, même si ce n’est plus un produit en croissance. Je suis d’ailleurs moins inquiet qu’en presse quand il y a des concentrations capitalistiques, car un groupe d’édition est un archipel de PME qu’il faut gérer comme des TPE, à l’exception de la distribution et de la production. Dans le livre, nous serons toujours, à quelques exceptions près, dans la conception, le lancement et la gestion de prototypes. C’est un travail artisanal. Mais tout le monde est également gagnant car cette opération a prouvé que des groupes qu’on n’attendait pas forcément se sont intéressés au secteur du livre, issu de la vieille économie. Cela ouvre des perspectives pour le futur… 

« On connaîtra bientôt le prix payé par Daniel Kretinsky »

Le prix d’Editis est au cœur des enjeux financiers de la transaction (Yannick Bolloré a évoqué lundi 24 avril un deal entre 500 et 600 M€). Pouvez-vous expliquer comment on peut le calculer et pourquoi Vivendi a annoncé une dépréciation en fin d’année dernière de 300 M€ ?

Je suis de ceux qui pensent qu’Editis avait été payé cher par Vivendi en 2019 (829 M€, ndlr). Un prix élevé mais légitime pour le numéro deux de l’édition française. Je persiste et signe à dire que si Vivendi avait ouvert les enchères dès l’annonce de sa volonté de détenir Hachette, sans s’aventurer dans le projet de distribution-cotation, le groupe aurait pu être vendu plus cher qu’il avait été acheté. Le temps a détruit la valeur du groupe et Vivendi n’a plus été maître des cartes car dans l’obligation de vendre, ce qui ne valorise pas à la hausse le bien.

La dépréciation est alors mécanique, entretenue par la flambée du coût du papier et des prix de l’énergie qui ont augmenté le prix de revient des ouvrages et les mauvais résultats dans le secteur du scolaire qui reste le segment générateur de liquidités. Je suis d’ailleurs persuadé qu’aux États-Unis, quand Simon & Schuster sera à nouveau remis sur le marché, le deal sera bien en-deçà que ce qu’avait proposé Bertelsmann en 2020 (le rachat de 2,19 milliards d’euros avait finalement été refusé fin 2022 par la justice américaine saisie par le gouvernement Biden, ndlr). On connaîtra bientôt le prix payé par Daniel Kretinsky, mais ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, ce sont les conditions d’évaluation des passifs et des éventuels badwill restant à la charge du cédant. La dépréciation technique a été imposée par les commissaires aux comptes au vu des offres non engageantes. 

Lire : Daniel Kretinsky : dans les pas de Jean-Luc Lagardère

La prise de participation de Daniel Kretinsky au sein du groupe Fnac Darty ne semble pas émouvoir la Commission européenne mais inquiètent certains éditeurs et libraires en France. Est-ce que le fait d’être au capital du plus grand distributeur de livres physiques en France et propriétaire du numéro deux de l’édition peut être une force, jusqu’au point d’être anticoncurrentiel ? 

Selon moi, c’est un non-sujet car Daniel Kretinsky ne serait pas entré au capital du groupe Fnac Darty s’il n’y avait pas la force de Darty. Ce qui l’intéresse, c’est la distribution, on le voit avec Casino en France mais également Metro en Allemagne. C’est un financier devenu industriel qui s’intéresse aux métiers déclinants. D’autre part, j’ai l’impression que quiconque met un doigt dans la Fnac est pressenti comme une menace potentielle pour les moyens éditeurs et le réseau de distribution des libraires. C’est assez propre à cette marque car lorsque Hachette était Presse et Livre, à travers Relay en France, en Belgique et en Suisse, le groupe avait une position privilégiée dans la distribution du livre sans que cela n’émeuve grand monde.

Est-ce que le marché de l’édition française, dans son ensemble, ressort renforcé ou au contraire fragilisé par cette opération capitalistique ?

On peut espérer que lorsque l’opération sera totalement aboutie, des deux côtés, nous aurons deux groupes français aux bases solides pour aller chercher de la croissance à l’étranger. Il faut espérer qu’Hachette repartira à l’international comme à l’époque d’Arnaud Nourry. Est-ce que ce sera aux États-Unis ou d’abord en Italie, que connaît bien et estime Vincent Bolloré, ou en Espagne ? Du côté de Daniel Kretinsky, on sait déjà que c’est un voyageur dans l’âme et à mon sens, il ne reprend pas le numéro deux français pour rester immobile. Même structuré, le marché allemand qu’il connaît bien peut présenter quelques opportunités… Sans parler du marché français lui-même, qui va naturellement se dégeler.

« Il va y avoir du mouvement »

Justement, en attendant la validation du projet par l’Union européenne, on peut déjà imaginer le paysage éditorial français de demain. Quels seront les sujets clés pour que le marché se développe ?

En effet, maintenant qu’on sait qu’il y aura ce duopole, il va y avoir du mouvement. Déjà parce que d'autres grands et moyens éditeurs auront à cœur de travailler de concert avec l’un des deux groupes. Ensuite parce qu’au sein des autres groupes, rien n’est immuable : chez Madrigall, Antoine Gallimard semble préparer sa succession délicate au cœur d’un monument national. Qu’en est-il chez Albin Michel, chez Humensis et chez Actes Sud, ou encore chez Odile Jacob… ? Jusque-là, rien ne pouvait se faire dans l’attente du dénouement des dossiers Hachette-Editis. Il y a vingt ans, après la vente par Vivendi à Lagardère de ce qui deviendra Editis, les banquiers d’affaires ont été énormément sollicités ! Le bouillonnement a été intense. Attendons demain pareille ébullition.

Editis a-t-il les moyens de revenir sur Hachette ?

Il semble peu probable qu’Editis puisse, de manière organique, dépasser Hachette. En revanche, si son actionnaire acquiert des acteurs français, cela rebattra les cartes... Et comme je l’ai dit, le groupe devrait avoir les moyens de partir à la conquête de l’édition à l’international. Il ne faut pas oublier qu’avec Jean-Luc Lagardère puis Arnaud Nourry, c’est la vieille Europe qui a redonné son lustre à l’édition américaine. Le vrai héritier de Jean-Luc Lagardère, c’est Daniel Kretinsky ! L’élément clé est que les nouveaux actionnaires donnent l’envie et les conditions à leurs éditeurs de travailler avec eux, et que ces derniers se sentent dans un projet porteur. La renaissance de l’édition est là, en tout cas c’est ce que je souhaite. Le livre aura toujours le dernier mot !

 

*Jean-Clément Texier, ancien critique littéraire à Combat, est président de Ringier France, filiale du groupe de presse helvétique éponyme. Il a travaillé à la BNP comme banquier d’affaires, mandaté notamment par Lagardère lors du rachat de Vivendi Universal Publishing (VUP devenu Editis) au début des années 2000.

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