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La publication récente du Discours philosophique (1) issu du fonds Michel Foucault de la BNF ne peut que passionner les gens du livre et les bibliothécaires car il donne à l’archive une position centrale dans la mutation culturelle de la fin du 20ème siècle. Cet essai de 1966 - qui s’intercale entre Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir – considère, en effet, que l’évolution multiséculaire des modes d’inscription et de circulation des « actes de parole » débouche sur une omniprésence du « discours-archive », à tel point que « maintenant exister, c’est être transformable en discours » (p. 248).

On n’ira pas jusqu’à dire que Foucault pensait déjà la culture numérique qui transforme toute réalité et toute expérience en datas calculables. Par exemple, il ne pouvait imaginer le Big Data : « la conservation intégrale de tout ce qui peut être dit est évidemment un idéal qui ne pourra sans doute jamais être atteint » (p.243). Mais, sa généalogie des traces débouchait logiquement pour lui sur l’avènement d’une culture où « chaque acte de parole trouve sa possibilité dans l’élément déployé du discours » (p. 244).

Certes, on a raison d’associer l’auteur de L’Histoire de la folie, par réflexe, à la critique d’un pouvoir qui s’insinue dans les plus petits interstices de la vie et de la pensée ainsi qu’à la défense des marges comme lieux de résistance (folie, prison, homosexualité, …). Mais, à côté de cet aspect politique, qui révulse encore aujourd’hui les « anti-woke », Foucault peut aussi nous aider à penser la mutation que nous vivons car notre culture numérique découle directement du développement sans limite de « l’archive-discours » dont il a su analyser les ressorts.

En réalité, la cohabitation chez Foucault de l’engagement militant et d’une primauté borgésienne du discours ouvre des pistes pour comprendre que notre société puisse, à la fois, se diriger vers une mise en algorithmes intégrale de l’existence et faire retour sur les enjeux les plus concrets et les plus intimes de cette existence. La société de l’archive-discours qui se profile ouvre la possibilité aussi bien de son contrôle que de sa subversion.

Cette subversion ne saurait être, cependant, pour Foucault, un retour en arrière, aux mythes fondateurs, à la nature ou encore à l’illusion typiquement philosophique d’une pensée qui se saisirait elle-même. Non, si l’on extrapole sa leçon à la situation actuelle, celle de l’intelligence artificielle, la nécessité d’une régulation implique que chacun y contribue en faisant valoir sa propre singularité. La subversion selon Foucault n’est pas une désaliénation rousseauiste ou marxiste, mais un détournement participatif. Le projet européen de régulation de l’IA devrait s’en inspirer.

La critique la plus perspicace de Foucault vient de Régis Debray (2), qui le campe, non sans quelque raison, en chantre contrarié du néolibéralisme et, surtout, oppose à son « logocentrisme » le matérialisme de la médiologie, cette nouvelle discipline qu’il a lui-même créée. Revendiquée comme « l’examen des conditions techniques de la culture », la médiologie célèbre la matérialité du médium et la dialectique qu’elle entretient avec les idées : ainsi, le livre imprimé a rendu possible les révolutions politiques. Mais, elle considère également que le progrès technique, aussi novateur, cumulatif et ubiquitaire soit-il, s’articule nécessairement à des institutions politiques, culturelles et religieuses qui, elles, restent fondamentalement conservatrices et territorialisées, à moins qu’elles ne se dépassent dans l’universel républicain, autre forme d’ancrage qui a la faveur de Debray. Autrement dit, la médiologie n’adhère pas à l’idée que le numérique ferait émerger une société de la connaissance purement discursive, une société « à l’état gazeux » suivant l’expression de Régis Debray.

L’évolution géopolitique du monde, dominée un peu partout par la réaffirmation des enracinement identitaires, semble donner raison à Régis Debray. D’autant que ce retour du refoulé s’accommode parfaitement des innovations technologiques et les met souvent à son service. A preuve, le rôle d’ingénieurs comme Ahmadinejad dans la révolution iranienne ou la guerre numérique de Poutine en soutien de son projet de « monde russe » ou encore le rôle des réseaux sociaux dans le développement du suprématisme blanc aux Etats-Unis. Il n’est donc pas question de considérer les avancées de l’IA comme un gage automatique de progrès humain. Elles doivent être régulées par des états garants des libertés publiques.

A moins que le progrès technique lui-même ne soit le ver dans le fruit de l’humanité, comme le prétendait déjà Heidegger au nom de l’Etre et comme le défendent aujourd’hui certains critiques de l’héritage des Lumières, comme Philippe Descola, au nom de l’harmonie perdue de l’homme et de la nature ? Est-ce à dire, alors, que la civilisation du livre, fourrière de la société industrielle, a tout faux ? Est-ce à dire que la montée en puissance de l’archive-discours de Foucault, portée par le numérique, nous mène au désastre et que le réalisme politique d’un Debray, homme du livre, est hors sujet ?

La parution du Discours philosophique nous replonge, en fait, dans une atmosphère intellectuelle couleur sépia, pleine d’une vive intuition de l’avenir, mais lourde aussi d’une illusion livresque déjà fanée. L’intuition fut celle d’une parole libérée des mythes et de la métaphysique, qui produirait des mondes nouveaux par le jeu d’un discours sans fin, dont nous savons aujourd’hui qu’il est numérique. L’illusion fut celle d’un homme hantant les bibliothèques et qui, tel Don Quichotte (3), a cru que la textualité se suffisait à elle-même. En réalité, notre monde pourtant saturé de signes n’a plus grand-chose à voir avec l’univers profondément littéraire de la French Theory dont Michel Foucault fut le plus éminent représentant. Même si Chat GPT brasse encore du texte, les algorithmes et les ordinateurs neuronaux manipulent une réalité de plus en plus infra-linguistique et proche des processus naturels eux-mêmes, tandis qu’en contrepoint l’écologie rapatrie l’humain dans le giron de l’écosystème global, en-deçà de la coupure nature/culture. Pendant ce temps-là, inertie de l’histoire oblige, les vieux tropismes identitaires font de la résistance malgré les avancées sociétales défendues par Foucault.

Le paysage a donc bien changé depuis le Discours philosophique. Suivant une ironie dont l’histoire intellectuelle a le secret, Michel Foucault aura incontestablement été le prophète d’un monde où la manipulation des signes ne cesse de s’étendre, mais ce monde ressemble de moins en moins à une bibliothèque, même si les livres continuent heureusement à y fleurir.

 

1-Michel Foucault, Le Discours philosophique. Gallimard, Le Seuil, 2023

2-Régis Debray, Si loin de Foucault, in Médium n°2, 2005

3-Michel Foucault, Les Mots et les choses. Gallimard, 1966, p. 60-64

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