Une vie sous l'eau. Incommensurabilité du ciel, fond sans fond de l'océan... l'infini fascine. Il a nourri toutes les angoisses, tous les fantasmes. La disproportion de l'homme dans la nature lui a fait adopter des attitudes contradictoires : chez d'aucuns, orgueilleuse et conquérante ; pour d'autres, humble et révérencieuse, voire soumise à quelque divinité incarnant l'insondable mystère. La discrète Adrian Ramsay, héroïne d'Écouter les eaux vives, le nouveau roman d'Emmanuelle Favier, serait du genre à vouloir se fondre dans le décor plutôt qu'à avoir l'ambition de maîtriser l'univers. Son action est l'écoute. Elle est dotée d'une ouïe extrêmement fine grâce à laquelle elle a pu se faire engager comme « oreille d'or ». Ainsi sont poétiquement appelés en français les officiers de la Marine, véritables radars humains, chargés de repérer tout bruit suspect en eaux profondes. Elle est l'une des rares femmes à servir dans la Royal Navy en tant que sous-marinière, la marine britannique n'ayant admis que récemment son sexe au sein de son silent service, « le service silencieux ».
Adrian est un infime rouage de la dissuasion nucléaire. Concept stratégique qui, en dépit de ses accents de menace, consiste à ce que l'utilisation de l'arme fatale soit aussi loin que possible refluée dans le domaine de l'abstraction. Veillant à ce qu'aucun corps étranger n'approche la zone à protéger, elle distingue les sons des baleines, orques et autres cétacés des « bruits anthropiques » : « elle écoutait les symptômes de la mer comme les médecins du bord écoutaient le cœur des marins. » La vie réglée et confinée dans ce réceptacle d'acier sied à ce personnage androgyne, au prénom épicène, qui goûte la solitude des profondeurs. Orpheline de mère - elle mourut à sa naissance -, Adrian laisse toutefois avec une pointe de regret, sur sa natale terre d'Écosse, ce père au soir de sa vie et dont la vue décline à l'instar de la vespérale lumière d'automne.
Elle a beau se consacrer tout entière à son activité, elle n'est pas sans désir. Invitée par la Marine française, voilà la sous-marinière britannique en Bretagne. Quittant l'hôtel trop bruyant où elle loge, Adrian part à l'aventure, erre dans Brest, entre dans un bar où elle rencontre Arthur. Les deux deviennent tout de suite amants, mais aux yeux d'Adrian, Arthur tient plus du bon camarade de beuverie. Et le destin de faire ricocher cette première rencontre sur celle d'Abel, aux origines hispaniques et marocaines, ami d'Arthur, aveugle de naissance, charismatique misanthrope, érudit vivant avec son chat. Adrian, qui se croyait insubmersible, cette fois plonge...
C'est avec un art consommé du récit, un romanesque au lyrisme contenu, qu'Emmanuelle Favier réussit à nous faire vivre le vertige d'Adrian. La phrase ample de l'autrice du Courage qu'il faut aux rivières (Albin Michel, 2017) ondoie et s'enroule autour des personnages et des situations. Son écriture dépeint ainsi qu'on caresse en effleurant, avançant à tâtons, comme les yeux fermés, touchant le réel du bout des doigts. Car l'amour nous dote d'autres sens que de celui de la vue et nous meut par une autre intelligence que la raison. Non, l'amour ne rend pas aveugle, ou alors c'est l'aveuglante lumière d'une épiphanie.
Écouter les eaux vives
Albin Michel
Tirage: 5 500 ex.
Prix: 21,90 € ; 352 p.
ISBN: 9782226483812