Entretien

Emmanuel de Waresquiel : « Les historiens se cachent trop souvent derrière leur travail »

Emmanuel de Waresquiel - Photo David Atlan

Emmanuel de Waresquiel : « Les historiens se cachent trop souvent derrière leur travail »

Avec Rien ne passe, tout s'oublie, paru le 10 avril chez Tallandier, Emmanuel de Waresquiel ne signe pas tant les mémoires d’un historien que les souvenirs d’un homme qui réfléchit sur le passé en se promenant parmi ses propres souvenirs et ses goûts.

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Par Sean Rose
Créé le 10.04.2025 à 23h21

Livres Hebdo : Rien ne passe, tout s’oublie est sous-titré « souvenirs d’histoire ». L’historien que vous êtes joue avec ces deux notions qui ont trait au passé…

Emmanuel de Waresquiel : « Souvenirs » et « histoire » sont deux choses très différentes. L’histoire est une discipline où l’on s’efforce d’être impartial, le plus objectif possible. J’écris ici sur mon imaginaire, mon monde personnel, mes goûts. J’évoque aussi bien Benjamin Constant que Belmondo ou la reine d’Angleterre, des lapins ou des oiseaux que Tintin et Milou. Le livre aurait été très différent si je l’avais intitulé « Souvenirs d’historien ». Je pense que les historiens se cachent trop souvent derrière leur travail. Or ils sont constitués précisément de souvenirs, d’une origine sociale, d’un parcours, d’une sensibilité propres, d’une organisation particulière de la mémoire. Tout ceci influe plus ou moins sur leur travail d’historien. Il s’agit de montrer la part subjective et non pas l’historien au travail.

Vous confessez d’ailleurs que vous êtes un grand distrait dans la vie.

Je m’amuse de ce défaut et je remarque que le distrait ne finit bien que dans la fiction, les bandes dessinées, du genre Gaston Lagaffe, ou les films, comme Le grand blond avec une chaussure noire. Dans la vraie vie ce n’est pas le cas, j’en ai fait l’expérienceJ’imagine peut-être à tort que les distraits ne peuvent pas être des gens complètement méchants. Trop occupés à autre chose, en constant décalage par rapport au monde, voire à eux-mêmes, ils ne sont pas rongés par l’ambition personnelle. Cette distraction est une forme de rédemption, elle nous sauve des obsessions contemporaines – le calcul, la réussite, la vitesse… Coup de chapeau au distrait donc en concluant que les dictateurs ne sauraient être des distraits.

« Je passe sans cesse d’une couche mémorielle à l’autre »

Il n'est pas inutile pour un historien de prendre des chemins de traverse pour observer avec distance le paysage et ne pas avoir le nez collé au guidon des modes…

Chaque chapitre est composé comme une vue en contreplongée. Je pars d’un petit détail de choses vues, lues ou entendues qui me sont personnelles, je raconte l’histoire à travers mes propres souvenirs ; puis progressivement, j’élargis le spectre, j’essaye de donner à voir une situation que nous vivons aujourd’hui, le nez sur le guidon comme vous le dites, les reliefs et les couleurs que ces événements peuvent prendre à la lumière du passé… Ce livre est un jeu entre le présent immédiat, le présent tel qu’on l’interprète à travers sa mémoire et l’histoire : je passe sans cesse d’une couche mémorielle à l’autre. À la différence de mes précédents ouvrages j’introduis l’historien comme personnage, je l’incarne dans ma réflexion, que je conduis à la première personne du singulier.

Par exemple, en ce qui concerne la guerre en Ukraine, vous citez Talleyrand auquel vous aviez consacré une magistrale biographie.

Je me sers de certaines figures de l’histoire que j’ai étudiées non pas tant comme de figures symboliques de ce qui nous arrive aujourd’hui mais comme de poteaux indicateurs de certaines évolutions sociales contemporaines, que les uns et les autres dont je parle annoncent. Dans un des chapitres, je rappelle l’avertissement de Talleyrand à Napoléon qui avait signé le traité franco-russe de Tilsit en 1807 : « Les alliances qui ont la conquête pour objet sont pernicieuses ; d’abord pour ceux contre qui elles sont dirigées, et en définitive, pour ceux mêmes qui les ont faites. » Les événements contemporains ne peuvent être analysés et compris que dans le temps long de l’histoire.

Emmanuel de Waresquiel, Rien ne passe, tout s’oublie. Souvenirs d’histoire. Tallandier, 224 p., 20, 90 €

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