« Paris, tu paries, Paris, que je te quitte ». Comme la chanteuse Camille, éditrices et éditeurs sont nombreux à avoir changé de cap pour créer leur propre structure, quittant une carrière parisienne parfois bien installée pour une nouvelle vie en région ou un retour aux sources.
Ces régions, hors Île-de-France, accueillent 1 475 maisons d'édition, selon les chiffres clés interrégionaux du livre et de la lecture 2022-2024, édités par la Fill (Fédération interrégionale du livre et de la lecture).
« On est dans un mouvement de concentration de l'édition supérieur à ce que j'ai connu quand j'ai créé la maison en 2000 », constate Marion Mazauric, qui a enraciné Au Diable Vauvert en Camargue gardoise. « Mais il y a aussi eu une floraison d'indépendants ces vingt dernières années qui se distinguent par leur audace, et bien souvent, ils sont décentralisés, poursuit l'éditrice. Ainsi, selon elle, les régions seraient un « poumon de l'indépendance et de la petite ou microédition ». Un avis partagé par d'autres maisons, soutenues au niveau local, et heureuses de ce pas de côté vis-à-vis de l'édition parisienne.
Mais le décalage ne concerne pas que le regard, il est aussi très concret, se traduisant par des déplacements plus longs à travers la France, ou encore par des difficultés de recrutement. « Je passais mon temps dans le train », se souvient Oliver Gallmeister qui a créé sa maison en 2005, la gérant depuis la Bretagne jusqu'en 2010. « Au bout d'un moment, l'évidence s'est imposée car la France est un pays centralisé : les journalistes sont à Paris, les diffuseurs-distributeurs sont à Paris, et recruter des équipes pour travailler dans l'édition hors de Paris s'est révélé un problème structurel », complète l'éditeur dont les bureaux, où officient une quinzaine de salariés, sont désormais parisiens. « Mais c'était il y a quinze ans, avant l'essor du télétravail. Peut-être que maintenant ce serait plus facile », estime-t-il.
Alors, peut-on s'affranchir de Paris ? Quels sont les forces et les freins d'une implantation en région ? Nous avons posé la question à six maisons d'édition indépendantes.
En régions à la rencontre de 6 maisons d'édition
Éditions 2042 : les copains d’abord
Siège social : Strasbourg (Grand Est)
Année de création : 2010
Équipe : 9 salariés
Et Paris dans tout ça ? Accessible en 1 h 30 en train. « J'y viens deux ou trois fois par mois, à une époque c'était une fois par semaine. Plus on est nombreux dans l'équipe, mieux on peut se répartir les déplacements », explique Olivier Bron, cofondateur. Une attachée de presse en freelance travaille aussi pour la maison depuis la capitale.
Au commencement des éditions 2042, ex-éditions 2024, était un duo. Celui formé par Olivier Bron et Simon Liberman qui, après s'être rencontrés sur les bancs de l'école Estienne à Paris, se sont retrouvés aux Arts décoratifs de Strasbourg, restant dans la ville de l'est pour y créer leur maison spécialisée en bande dessinée. « Les copains des Arts déco » (Sylvain Moizie, Simon Roussin, Léon Maret, Matthias Picard...) sont leurs premiers auteurs. « On a vraiment choisi de ne pas retourner à Paris, ce qui aurait été la logique à la fin de l'école », retrace Olivier Bron. « Se loger et vivre décemment à Strasbourg avec pas grand-chose était beaucoup plus facile, d'autant qu'on a mis longtemps à trouver une stabilité financière », poursuit l'éditeur. Une vie moins chère, dans une ville où les arts graphiques sont en ébullition avec la Hear (anciennement École des arts décoratifs), le musée Tomi-Ungerer ou encore l'association Central Vapeur, qui fédère tout cet écosystème notamment via un festival dédié à l'illustration et à la BD. Autre coup de pouce non négligeable, la maison a été soutenue par la région, singulièrement après la création de la région Grand Est, les aides n'étant plus uniquement fléchées vers l'édition alsatique. Strasbourg, qui a reçu le label Unesco Capitale mondiale du livre 2024, est aussi très impliquée. Les éditions 2042 sont d'ailleurs hébergées au sein du Garage Coop, un lieu loué à la Ville avec plusieurs artistes et associations, dont Central Vapeur. Montant du loyer : 1 500 euros. De quoi dégager un budget transport pour les rencontres et salons. S. L.
Six Citrons acides : pour l'amour de la langue
Siège social : Nantes (Pays de la Loire)
Année de création : 2022
Équipe : 2 associés
Et Paris dans tout ça ? Un TGV direct rallie la capitale en 2 h 45 et Marie Rébulard s'y rend occasionnellement.
Où que l'on soit, il faut être patient car le monde de l'édition fonctionne sur un temps long. Six Citrons acides l'a constaté cette année lors du salon de Montreuil. « C'était notre quatrième participation et beaucoup de professionnels du livre nous découvraient », explique la cofondatrice et gérante de la maison, Marie Rébulard. Pourtant, Six Citrons acides a toujours été représenté par Harmonia Mundi. « Avoir un diffuseur national a été primordial et c'est ce qui a convaincu les banques de soutenir le projet, souligne-t-elle. Harmonia Mundi nous a permis d'obtenir dès le départ une visibilité auprès des libraires. » Directrice artistique indépendante pour l'édition, c'est sa rencontre avec Sophie Hamon, docteure en sciences du langage, qui l'incite à créer en duo une maison d'édition jeunesse axée autour de la langue. Ainsi naît l'album Six citrons acides sifflent sur le sentier, puis Bill balle bulles, un imagier de sons destiné aux 6-18 mois qui offre un véritable ouvrage de loisir articulé autour d'un concept scientifique plutôt aride, les phonèmes. Des livres qui ouvrent une petite porte sur la langue, mais d'abord des livres plaisir pour les enfants et les familles.
Les trois premiers titres reçoivent un bel accueil (près de 5 000 ex. vendus pour Six citrons acides sifflent sur le sentier). La maison tisse petit à petit des liens entre les ouvrages en prenant garde à rester toujours à hauteur d'enfant. Certains albums offrent des dessins très naïfs, d'autres, comme Quand je garde le silence (écrit par Zornitsa Hristova, illustré par Kiril Zlatkov et traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov), très travaillés. Si Marie Rébulard confirme qu'être installé en province offre moins de contacts avec le milieu de l'édition, cette pénalité est contrebalancée par le dynamisme de Nantes, qui compte un beau vivier d'illustrateurs et un bon réseau de librairies indépendantes. E. S.
Éditions du Gros Caillou : Le noir qui monte
Siège social : Lyon (Auvergne-Rhône-Alpes)
Année de création : 2022
Équipe : 3 salariés + 1 alternante et 1 correctrice free-lance
Et Paris dans tout ça ? Il faut compter 1 h 45 de trajet en TGV. En dehors des participations aux salons et aux événements, la directrice de la maison s'y rend tous les deux ou trois mois pour rencontrer les représentants.
« J'ai été la première salariée de la maison, explique Sigolène du Besset. Aujourd'hui, nous sommes trois, plus une alternante. » Après un parcours dans la grande distribution, elle envisageait de se reconvertir comme libraire. Ce sera finalement l'édition, grâce à la rencontre à Lyon en 2022 des quatre associés des Éditions du Gros Caillou tout juste créées. Ils sont séduits par l'expérience en développement commercial de Sigolène et sa passion pour le livre, et l'embauchent.
Deux ans plus tard, le Gros Caillou se fait doucement un nom sur la scène pourtant encombrée du roman noir. Nos âmes sombres, de Sarah Bordy, publié en 2024, a été finaliste du prix Landerneau et du prix Cognac, le roman d'Hippolyte Leuridan-Dusser, Quand tu franchiras le fleuve, vient d'être sélectionné pour le Grand prix polar des Lectrices ELLE. Pour Sigolène du Besset, cette émergence est la conjonction de différents facteurs. « Aucun d'entre nous ne venait du monde de l'édition. Cette faiblesse est une force qui nous oblige à penser différemment et à faire toujours mieux. Dès le départ, on a dû prouver qu'on était sérieux. On s'est entouré de professionnels, Géodif pour la diffusion, la Sodis pour la distribution, Nord Compo pour une bonne mise en page. On établit une double correction des textes et la graphiste lit les manuscrits afin d'imaginer la couverture au plus proche de l'atmosphère du roman. » La maison compense son éloignement de la capitale en étant hyper attentive aux salons et aux prix. S'il y a nombre de coups d'épée dans l'eau, elle croit aux rencontres et aux coups de cœur. Et Sigolène du Besset mise beaucoup sur la relation auteur. « On essaye de créer un climat de confiance. Grégoire Godinaud sort son troisième roman avec nous, il connaît l'équipe, on grandit ensemble. » E. S.
Zulma : Le pari Normandie
Siège social : Veules-les-Roses (Normandie)
Année de création : 1991
Équipe : 6 salariés
Et Paris dans tout ça ? À 2 h 30 de Paris (train ou voiture). Si le siège social est en Normandie, au-dessus de la librairie ouverte en 2022, la quasi-totalité de l'équipe travaille depuis le bureau parisien de la maison.
Nomade, tout comme son impressionnant catalogue de littérature étrangère, Zulma a vu le jour dans un petit village du Gers, en 1991, avant de déménager à Toulouse, puis à Paris en 2000. « À l'époque, j'étais une bébé éditrice, c'était difficile de ne pas être à Paris, j'avais besoin d'apprendre mon métier », resitue sa fondatrice, Laure Leroy. C'est donc depuis la capitale que l'éditrice écrit l'histoire de la maison, avant d'y ajouter un chapitre normand, à Veules-les-Roses (Seine-Maritime). « J'y ai une maison depuis une quinzaine d'années », explique Laure Leroy, très attachée à cette station balnéaire où elle ouvre une librairie éphémère deux étés de suite, en 2020 et 2021.
Puis, en juin 2022, la librairie Les Mondes de Zulma s'installe pour de bon dans un local communal longeant la Veules, le plus petit fleuve de France. Le siège social de Zulma est muté au village, à l'étage au-dessus de la librairie. Dans ce bureau, qui accueille désormais les archives de la maison, officie notamment l'assistant communication, tandis que le reste de l'équipe œuvre depuis le bureau parisien du XVIIIe arrondissement. « Cet ancrage en province nous offre un mode de perception affiné de nos lecteurs et lectrices ainsi qu'un mode d'action culturelle » , souligne la directrice, citant notamment les résidences d'écrivains, les rendez-vous avec des traducteurs, les webinaires à destination des libraires, les rencontres avec des publics scolaires, étudiants et semi-professionnels, etc. « Cette installation en Normandie s'est faite à un moment où la maison était assez solide pour qu'on puisse inventer ce genre de choses », souligne Laure Leroy, Parisienne du lundi au mercredi, Normande le reste de la semaine. S. L.
Au Diable Vauvert : décalage assumé
Siège social : Vauvert (Occitanie)
Année de création : 2000
Équipe : 7 salariés
Et Paris dans tout ça ? Accessible en 4 h 15 par le train. Depuis le Covid, Marion Mazauric, fondatrice de la maison, se sent moins tenue de se déplacer à Paris préférant mettre l'accent sur les manifestations en région. Le chiffre d'affaires, en forte hausse depuis 2020, semble donner raison à sa stratégie. La participation en visio est privilégiée autant que possible, et les réunions cumulées lors des déplacements en personne.
Au Diable Vauvert, la décentralisation est un principe fondateur et directeur. C'est en pleine Camargue gardoise, dans une ancienne école située sur le hameau de La Laune, à 8 km au sud de Vauvert, que Manon Mazauric installe le siège de sa maison. Créée en 2000, elle vise à désenclaver les genres et à faire émerger les voix méconnues des pop-cultures. « On n'est pas dans l'entre-soi, on vit dans la France décentralisée, celle qui souffre, ça enrichit notre regard », estime Marion Mazauric, qui a quitté son poste de directrice littéraire chez J'ai lu pour monter sa maison il y a vingt-cinq ans. « C'est un territoire où nous avons essaimé de façon importante en tant que vecteur de culture », souligne l'éditrice, par ailleurs vice-présidente d'Occitanie Livre et Lecture. Avec l'association Les Avocats du Diable, la maison organise des résidences d'écriture et des actions de terrain dans le Gard, 6e département le plus pauvre de France métropolitaine. Une localisation qui a un coût, en raison des déplacements. « On double le temps de travail pour avoir la même implantation nationale que les autres », juge l'éditrice. Autre revers de la médaille, la difficulté à figurer dans les grands prix littéraires d'automne. « Une conséquence de notre éloignement du cœur du monde du livre », considère-t-elle. Pour les 25 ans du Diable, Marion Mazauric reste fidèle à ses positions avec un souhait, celui de « reprendre une place dans le paysage éditorial central sans rien regretter de [son] implantation ». S. L.
La Boîte à bulles : le prix de la proximité
Siège social : Saint-Avertin (Centre-Val de Loire)
Année de création : 2003
Équipe : 7 salariés
Et Paris dans tout ça ? Vincent Henry se rend au moins une fois par semaine à Paris (1 h 30) pour rencontrer des auteurs et les équipes des Humanoïdes associées qu'il a intégrés progressivement depuis 2017. Mais il rentre par le TER car la ligne TGV est la plus chère de France...
Implantée depuis 2012 à côté de Tours, La Boîte à bulles souffrirait peu d'éloignement si les trajets n'avaient un coût faramineux. La maison de BD, qui a été pionnière en documents et en non-fiction, s'est imposée en publiant des livres références. Elle a raflé nombre de prix spécialisés, qui sont des prix de bons élèves, comme s'amuse à dire Vincent Henry, son fondateur : « Nos livres sont solides et ils sont bien accueillis sur leur sujet, donc ils reçoivent des récompenses parfois très éclectiques. L'un obtiendra le prix BD du Roman gay tandis qu'un autre aura le prix œcuménique à Angoulême ! »
Suivi depuis son installation en région Centre par Ciclic, l'agence régionale du livre, Vincent Henry a tout de même le sentiment d'être assez invisible aux yeux des institutions locales. « Quand je suis arrivé à Saint-Avertin, rapporte-t-il, la seule question du maire a été de me demander combien j'avais de salariés... Il y a peu de manifestations littéraires dans la région et on pense rarement à nous faire intervenir en milieu scolaire. » En revanche, les librairies indépendantes tourangelles jouent le jeu : La Boîte à livres et Bédélire comptent parmi ses clients les plus fidèles, et lorsque Plume et pion a ouvert à côté de chez lui, Vincent Henry l'a aidé à constituer son fond BD.
Être une maison de taille modeste ne l'a pas empêché d'obtenir les droits d'adaptation de deux best-sellers, Et que ne durent que les moments doux, et Le mystère Henri Pick. « Le plus simple, c'est que ça se passe d'auteur à auteur. C'est David Foenkinos qui a proposé à Pascal Bresson de scénariser son roman. Pour le roman de Virginie Grimaldi, que j'ai personnellement adapté, l'histoire m'a touché et je lui ai écrit. » E. S.