Edgar Morin, qui vit maintenant à Marrakech, était de passage à Paris pour le Festival du Livre, invité à l'Agora le samedi 22 avril, où il a donné une interview devant un public nombreux, jeune, fervent. Quelques jours après, pour Livres Hebdo, il a accepté de revenir sur sa jeunesse ainsi que sur les lectures, les films qui ont façonné sa formation intellectuelle et politique, ses premiers combats. Il évoque également son tout premier livre, L'an zéro de l'Allemagne, paru en 1946 aux éditions de la Cité Universelle, à quoi fait aujourd'hui écho son dernier essai, De guerre en guerre, sorti en janvier 2023 aux éditions de l'Aube, où il traite de la guerre, des guerres (et pas seulement celle en Ukraine), et des crimes de guerre, commis par tous les camps. Succès de librairie, et sujet de polémiques. À l'écouter, on est frappé par la cohérence de sa trajectoire, par sa fidélité à lui-même et à ses idées d'homme de gauche inféodé à aucun parti, par sa liberté absolue, sur près d'un siècle.
Sociologue de formation, mais éclectique, Edgar Morin a abordé de nombreuses disciplines, philosophie, histoire, communication, science politique, écologie, qu'il a tenté de relier entre elles au sein de ce qu'il a appelé la « pensée complexe » (concept issu de l'œuvre de W. Ross Ashby), élaborée et étudiée au moyen de La méthode, son œuvre majeure en six volumes parus au Seuil de 1977 à 2004. Débatteur infatigable, homme libre qui contrairement à d'autres penseurs n'a jamais voulu faire école ni devenir un gourou, Edgar Morin est unique dans notre paysage intellectuel.
Livres Hebdo : Quelles sont les premières lectures marquantes, qui ont déterminé votre formation intellectuelle, et/ou politique ?
Edgar Morin : C'était vers mes 15 ans, donc au milieu des années 1930. Mussolini était déjà au pouvoir depuis longtemps. Hitler venait d'y accéder. J'ai découvert les œuvres d'Anatole France, notre Prix Nobel de littérature 1921, bien oublié aujourd'hui : les quatre volumes de son Histoire contemporaine, puis ses livres politiques, et, bien sûr, Les dieux ont soif. France était un esprit ouvert aux idées, qui portait la marque d'un profond scepticisme. Il faudrait le relire. Et puis il y a eu Résurrection, de Tolstoï, récit d'une erreur judiciaire avec possibilité de la rédemption. Ainsi que Dostoïevski, en dépit de ses convictions slavophiles. Il a montré comme personne la souffrance humaine. Mais le cinéma, également, a joué un rôle fondamental dans ma construction intellectuelle et esthétique. La tragédie de la mine (1931) du cinéaste allemand Georg Wilhelm Pabst, également auteur, la même année, de L'opéra de quat'sous. Il représentait la solidarité entre mineurs allemands et français, des prolétaires. N'oublions pas non plus les films qui traitaient des horreurs de la guerre de 1914-1918, À l'ouest rien de nouveau, le film de Lewis Milestone (1930) d'après le roman d'Erich Maria Remarque de 1928, ou Les croix de bois de Roland Dorgelès (1919), adapté au cinéma en 1932 par Raymond Bernard. À l'époque, tout cela était tout proche, et les anciens combattants présents partout.
Quels effets ce contexte a-t-il eus pour vous ?
Ce fut une prise de conscience progressive, dans une époque très particulière, les années 1930. Il y avait encore l'impact du terrible krach de 1929, une véritable et profonde crise du capitalisme, à cause de quoi mon père, commerçant, se retrouva ruiné. La politique a fait irruption dans ma vie le 6 février 1934, avec cette émeute où les ligues fascistes ont marché sur l'Assemblée nationale et tenté un coup d'État. J'étais alors élève au lycée Rollin, qui deviendra Jacques-Decour en 1944. Il y avait dans ma classe une grande agitation, entre les factieux et les élèves de différentes obédiences de gauche. Cela m'a fait réfléchir, mais pas encore conduit à un engagement direct.
Quel fut alors votre premier engagement ?
Mon premier acte politique fut, au moment de la guerre d'Espagne, mon adhésion à Solidarité internationale antifasciste, qui envoyait des colis à l'Espagne républicaine. Ensuite, et ce fut important, j'ai été membre du petit Parti frontiste – pacifiste, antifasciste et antistaliniste. C'était une époque où je me cultivais beaucoup, et où je cherchais ma voie entre les trotskistes, les communistes, les socialistes, ou une hypothétique « troisième voie ». Les livres qui m'ont enthousiasmé, littéralement porté, ce sont ceux de Malraux : d'abord La condition humaine (1933), puis L'espoir (1937)...
À voir : le grand entretien avec Edgar Morin au Festival du livre de Paris 2023
L'avez-vous rencontré ?
Pas à ce moment-là. Mais, bien plus tard, quand il était ministre de la Culture, il m'a nommé à la Commission d'avance sur recettes pour le cinéma... Ses livres ont marqué toute une génération. Et puis il y a eu aussi Retour de l'URSS et Retouches à mon Retour de l'URSS (respectivement parus en 1936 et 1937) de Gide, qui décrivaient dans toute sa brutalité, son inhumanité, la vérité du régime stalinien. À l'époque, j'étais plutôt « réformateur » que révolutionnaire, résolument antifasciste et antistalinien. Je lisais les hebdomadaires de gauche, comme La Flèche, avec Manès Sperber, philosophe marxiste juif autrichien réfugié en France et qui s'engagea dans l'armée française en 1939.
Néanmoins, vous adhérez, dès 1942, aux Forces unies de la jeunesse patriotique, un mouvement de résistance communiste. Pourquoi ?
Les démocraties dites bourgeoises étaient gangrenées par le capitalisme. Et elles avaient fait la preuve de leur lâcheté à Munich puis durant la guerre d'Espagne. Le capitalisme était un système qui m'apparaissait vicié et devait disparaître avec la victoire de la révolution venue d'URSS, après la victoire contre l'Allemagne. J'ai donc refoulé volontairement ce que je savais des événements en URSS. Le tournant décisif de la guerre a été pour moi la victoire du maréchal Joukov à Moscou puis à Stalingrad, et bien sûr l'entrée en guerre des États-Unis après Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. L'espoir est né en moi. Mais j'ai ensuite été membre du MRPGD (Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et déportés) qui, fusionné avec celui de François Mitterrand, deviendra le MNPGD (Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés). Après que j'ai rejoint la 1re armée française de de Lattre de Tassigny, je suis devenu un « gaullo-communiste », concrètement gaulliste, mystiquement communiste... Le langage du PCF (Parti communiste français) m'a toujours heurté. J'ai hésité à y adhérer, puis je m'y suis résolu, mais je m'en suis éloigné dès 1949, en ai été exclu en 1951. Et, depuis, je n'ai plus jamais été encarté dans aucun parti.
C'est à cause de la guerre que vous écrivez votre premier livre, publié en 1946. Vous, un Juif de Salonique, auteur de L'an zéro de l'Allemagne ?
En tant qu'officier des forces d'occupation outre-Rhin, je découvre sur le terrain un pays ravagé, sans plus d'État, revenu à ce que je considère comme son « année zéro ». Tout était à reconstruire. C'était un spectacle dantesque. J'en ai tiré un livre de témoignage, le premier livre français qui n'était pas anti-Boche. J'estimais que le peuple allemand ne devait pas être haï ni méprisé.
Ce livre résonne singulièrement avec votre essai De guerre en guerre, paru au début de cette année, un an après le début de la guerre d'agression russe contre l'Ukraine...
Dans ce court essai, je tire les leçons de toutes les guerres que j'ai vécues, avec leurs horreurs et leurs mensonges : la Seconde Guerre mondiale, bien sûr, mais aussi la guerre d'Algérie, ou celle en ex-Yougoslavie, qui m'a particulièrement bouleversé, peut-être à cause de mes origines : Salonique n'est pas très loin ! La Yougoslavie de Tito, expérience unique au sein du bloc socialiste, m'avait intéressé à l'époque, et puis tout a implosé. Je me suis rendu dans Sarajevo assiégée pour témoigner de ma solidarité avec les intellectuels. Et j'ai soutenu les Bosniaques, parce que c'étaient les plus martyrisés. Mon livre est un livre sur les guerres en général, et sur les crimes de guerre, commis par chaque camp. Il y est question du massacre de Katyń, commis par les Russes et attribué par eux aux Allemands, de leur passivité lors de l'insurrection de Varsovie. Également des destructions massives de villes allemandes, comme Dresde, par les bombardements américains. Rétrospectivement, dans notre cause, tout n'était pas pur : voyez Hiroshima et Nagasaki.
À cause de l'actuelle guerre en Ukraine, votre livre a suscité des réactions, disons, contrastées...
Il a été soit passé sous silence, soit démoli par la presse, et en particulier assassiné dans Le Monde des Livres. Tout en condamnant de la manière la plus absolue l'invasion poutinienne, bien entendu, j'essaie de la contextualiser. De dire qu'il faut résister aux fausses informations, des deux côtés, étudier tous les aspects d'un problème, d'une situation historique que je connais bien. Je suis fondamentalement pacifique, et très inquiet. À travers cette guerre, ce sont les grandes puissances impérialistes ennemies qui sont à la manœuvre, les États-Unis contre la Russie. Avec la Chine en embuscade. Cette guerre peut déborder des frontières ukrainiennes. Il faut tout faire pour empêcher que ce conflit dégénère en guerre mondiale.
Comment vous informez-vous de tout ce qui se passe dans le monde ?
J'ai une curiosité polymorphe. Je lis Le Monde, je regarde la télé. Sur mon ordinateur, je surfe sur les chaînes d'informations. Je suis pris à la gorge par l'actualité. Grâce à ma « méthode » et à la « pensée complexe », une formation polydisciplinaire, j'essaie de relier entre eux différents domaines, différentes disciplines, et de les éclairer. Je me suis fait une culture qui relie la science à l'humanisme Je suis pour ce qui relie, pas pour ce qui divise.
Vous publiez à un rythme de jeune homme : un autre livre, Encore un moment... paraît chez Denoël le 7 juin.
Que voulez-vous, je suis un graphomane ! C'est un recueil de textes très différents les uns des autres, que j'ai réunis. Quelques-uns récents, des méditations de mon âge devant la vie, d'autres plus anciens, sur la mission de l'intellectuel, la question de la médecine et des médecins, les villes, les campagnes, etc. Tout m'étonne.