Certains se connaissaient déjà, d'autres s'étaient simplement croisés. Mais lorsque les présidents des quatre principales associations de bibliothécaires se réunissent, à l'invitation de Livres Hebdo, c'est la première fois qu'ils se retrouvent tous les quatre autour d'une même table. Fin avril, dans un café du 6e arrondissement de Paris, Alice Bernard, présidente de l'Association des bibliothécaires de France, Xavier Coutau, président de l'Association des directeurs de bibliothèques départementales, Malik Diallo, président de l'Association des directrices et directeurs des bibliothèques municipales et groupements intercommunaux des villes de France, et Marc Martinez, président de l'Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation débattent à bâtons rompus dans une ambiance bon enfant. Certains avaient bourré leur sac à dos de documents, d'autres griffonné quelques idées dans le train. Tous ont eu à cœur de se prêter à l'exercice.
Livres Hebdo : Curieusement, c'est la première fois que vous vous rencontrez tous les quatre.
Xavier Coutau : Nous nous croisons lors de rencontres professionnelles ou de rendez-vous sur des sujets spécifiques mais certains d'entre nous étant élus depuis peu, nous ne nous étions pas encore retrouvés tous les quatre. Nous avions prévu de le faire, mais quand vous nous avez proposé ce rendez-vous nous nous sommes dit que ce serait l'occasion !
Alors que vous êtes confrontés à des problématiques communes, n'avez-vous pas besoin de travailler ensemble ?
X. C. : Nous nous réunissons dans le cadre du conseil de coopération piloté par la Bibliothèque publique d'information et au sein de l'IABD, Interassociation Archives Bibliothèques Documentation, qui a récemment failli disparaître.
Alice Bernard : Le principe de poursuivre l'IABD, qui porte une voix commune, a été voté. Mais dans les faits, c'est compliqué de faire fonctionner une entité qui regroupe plus d'une quinzaine d'associations très diverses.
Marc Martinez : La poursuite de l'IABD sous sa forme actuelle me -paraît peu viable. Pour maintenir un flux -d'information, une forme plus légère de type liste de diffusion pourrait suffire. Si un sujet nécessite à nouveau de nous réunir, nous nous poserons la question de la forme à adopter le moment venu.
Quels sont, pour chacun de vous, les chantiers prioritaires ?
A. B. : A l'ABF, nous en avons deux. Le premier concerne l'inclusion numérique et la citoyenneté, thématique qui s'est dégagée de notre réflexion collective. Le second est de sensibiliser les candidats aux prochaines élections municipales à l'importance des bibliothèques.
Malik Diallo : Parmi les gros dossiers de l'année, l'ADBGV va mener une réflexion en lien avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) pour promouvoir la filière bibliothèque et plus généralement le métier au sein de la fonction publique. Nous travaillons aussi à l'idée de créer une enseigne, comme pour les pharmacies ou les bureaux de tabac, afin d'identifier les bibliothèques dans l'espace public.
M. M. : Le dossier d'actualité de l'ADBU est celui de la science ouverte, avec le plan national qui est en train de se concrétiser par la mise en place d'un fonds national pour la science ouverte. L'ADBU va œuvrer pour que les bibliothèques universitaires se trouvent à la bonne place dans les décisions stratégiques de l'information scientifique et technique. Nous sommes également en train de finaliser une plateforme de marques qui sera dévoilée au cours de nos prochaines journées d'étude en septembre.
X. C. : Je rejoins les remarques d'Alice et de Malik concernant l'importance de l'inclusion numérique. Pour l'ABD, la question centrale est celle de l'aménagement culturel des territoires. Nous défendons le principe d'une loi SRU sur les bibliothèques, qui permettrait de déterminer, en fonction d'un bassin de vie, le bon format pour une bibliothèque et la nécessité même d'une bibliothèque.
Evidemment, c'est un vœu pieux, mais il s'agit de rappeler qu'il existe en France des zones blanches, où les gens n'ont pas accès à la lecture publique. Cet enjeu nous a amenés à travailler depuis longtemps sur la question de l'évaluation. Aujourd'hui, nous, professionnels, ne savons pas dire précisément quelle est la bonne offre de lecture publique pour un territoire donné : faut-il une centrale ? Des annexes ? Combien de postes ? Quels horaires d'ouverture ? C'est à l'ensemble de la profession, Inspection générale des bibliothèques comprise, d'essayer de répondre à ces questions.
M. M. : La question de l'évaluation est transversale. Depuis la loi LRU de 2007 sur l'autonomie des universités, les BU ne sont plus administrées depuis Paris. Elles doivent, chaque année, au moment des discussions budgétaires, prouver leur pertinence dans les missions de leur université. Notre objectif est de définir des indicateurs, mais aussi des niveaux minimaux d'investissement, de montrer grâce à du benchmarking à l'échelle européenne quel effet chaque euro investi dans les BU a sur la réussite étudiante, la recherche.
Malgré les nombreuses discussions ouvertes notamment par le rapport Orsenna, les bibliothèques souffrent toujours d'un déficit d'image ?
M. D. : Il faut en permanence faire de la pédagogie. C'est le rôle des associations, et je crois que nous tous ici autour de la table faisons ce travail de fond. La difficulté, c'est que les bibliothèques offrent presque trop de choses pour pouvoir élaborer un message de communication unique.
X. C. : Auprès des publics, il faut parfois déconstruire le traumatisme du Centre de documentation et d'information ! Plus sérieusement, chez les élus, il y a consensus sur le principe de la bibliothèque mais, après, comme le dit Malik, nous devons faire connaître la diversité de l'offre. Grâce au numérique, nous avons tourné la page de l'image obsolète des bibliothèques. Le prêt numérique en bibliothèque ne touche qu'une toute petite partie du public mais a une grande valeur symbolique. Il y a en revanche un gros travail à mener autour de la fracture numérique.
L'inclusion numérique, c'est le gros enjeu du moment ?
A. B. : Oui, c'est un gros enjeu pour nous. On sent que beaucoup de gens sont perdus face à l'e-administration, à la dématérialisation des contenus.
M. M. : C'est vrai aussi dans les bibliothèques universitaires. On voit arriver chaque année par milliers des digital natives qui, en fait, ne connaissent pas grand-chose à part Google. Or, il n'y a pas de formation au numérique dans les cursus universitaires. Ce sont les bibliothèques qui l'assurent.
X. C. : La question de l'alphabétisation numérique est cruciale pour les bibliothèques départementales également. Mais c'est difficile de faire valoir ces enjeux auprès de petites bibliothèques parfois gérées uniquement par des bénévoles. Ces personnes sont venues par amour du livre, pour animer des heures de contes, pas pour aider les gens à remplir leur déclaration d'impôt.
A. B. : Aimer les livres pour travailler dans une bibliothèque ? Je crois qu'il faut plutôt d'abord aimer les gens. Notre travail consiste à mettre l'usager au centre, et non les collections.
En quoi est-ce votre rôle d'aider les gens à remplir leur déclaration d'impôt ?
M. D. : La fonction de base de la bibliothèque reste l'accès à la connaissance. Avant il passait par le livre, aujourd'hui il y a une multitude d'outils, dont internet. Le cœur de la bibliothèque c'est son projet politique : faire des choses ensemble, apporter du savoir et de la connaissance qui vont permettre l'émancipation culturelle, citoyenne des individus et du collectif.
A. B. : Nous avons une mission de service public. Nous gérons de l'information, de la culture, qu'elles s'incarnent dans le livre, le jeu vidéo, la musique ou même un moule à gâteau. On ne peut pas résumer la bibliothèque au livre.
Mais aujourd'hui, les friches industrielles reconverties ou le moindre caviste se présentent comme des espaces de vie entre le bureau et la maison avec du collaboratif, de la lecture et des espaces conviviaux. Qu'est-ce qui vous différencie de ces lieux ?
M. D. : C'est vrai qu'il y a multiplication de tiers lieux, qui nous conduisent à re-distinguer la bibliothèque. Ce qui nous différencie reste le contenu culturel et donc, visuellement, les collections. Mais le sens profond de nos bibliothèques demeure le projet politique.
Les bibliothèques sont-elles aujourd'hui plus en prise avec leur environnement que par le passé ?
M. D. : Ce sont aujourd'hui des hubs, plus perméables qu'avant à l'extérieur. La révolution Internet, qui a bouleversé l'accès aux connaissances, le phénomène des tiers lieux, l'essor des intercommunalités les ont obligées à se repositionner. Elles ont aussi développé les partenariats, notamment avec le monde associatif, pour répondre à la diversité croissante de leur offre, et pour des raisons très pragmatiques de manque de moyens humains.
A. B. : La bibliothèque, c'est un méta-service culturel indispensable dans une ville, le lieu d'échange entre les citoyens, là où les élus viennent prendre le pouls de leur ville. C'est le café du coin, mais sans obligation de consommer, et qui accueille tout le monde. On essaie d'aller dans cette dynamique de co-construction.
M. D. : Développer les collaborations est aussi une condition de survie. Plus une bibliothèque est insérée dans son territoire, plus il sera difficile de la supprimer.
X. C. : Dans les bibliothèques départementales, on parle réseau du matin au soir. A l'échelle départementale, les partenariats avec les autres services du département sont très variables, parfois forts et anciens, notamment av ec les services sociaux, parfois encore à construire.
M. M. : Depuis 2007, les BU se sont rapprochées des autres services de l'université, pédagogie, scolarité, innovation. Elles travaillent à être au cœur de la stratégie de leurs établissements, en particulier en ce qui concerne l'appui à l'enseignement et la contribution à l'excellence de la recherche. Elles ont compris que si elles n'étaient reconnues sur ces deux missions, elles n'étaient nulle part.
Quelles relations entretenez-vous avec les autres acteurs de la chaîne du livre ?
X. C. : Les libraires sont des partenaires avec lesquels nous élaborons des projets main dans la main. En revanche, je considère que notre rôle n'est pas de soutenir directement l'économie du livre, en injectant de l'argent dans les petites maisons d'édition locale, par exemple. Notre rôle est de contribuer à bâtir une nation de lecteurs qui, eux, feront vivre l'édition.
M. D. : Nous œuvrons pour le livre et la lecture, notamment par le prêt en biblio-thèque, et cela profite à tous les acteurs de la chaîne du livre, libraires et éditeurs. C'est pour cela que je trouve agaçant qu'on soit parfois perçus comme ceux qui vont détruire l'édition.
La question du prêt numérique en bibliothèque reste conflictuelle ?
A. B. : Oui, car les éditeurs gardent la main sur cette question. Dans la chaîne du livre, n'oublions pas de parler des auteurs, sans qui rien n'existerait et dont le statut est actuellement malmené.
X. C. : Effectivement, les bibliothèques participent aussi à l'économie des auteurs en appliquant les recommandations du Centre national du livre en matière de rémunération.
M. M. : Les bibliothèques universitaires ont des relations un peu différentes de celles des bibliothèques territoriales avec les autres acteurs du secteur. Pour nous, le libraire est un fournisseur. Vis-à-vis des éditeurs, la relation se joue du côté du numérique avec un double enjeu : faire baisser les coûts des abonnements aux revues et maintenir la bibliodiversité. Les bibliothèques universitaires elles-mêmes deviennent éditrices. Elles se retrouvent ainsi à deux endroits de la chaîne du livre.
Quel rôle jouent aujourd'hui des associations professionnelles comme les vôtres ?
A. B. : Nos adhérents comptent sur nous pour être vigilants à tout ce qui se passe dans leur quotidien, à servir de porte-parole auprès des pouvoirs publics à différentes échelles, locale ou nationale.
M. D. : Elles servent à créer du lien entre collègues, à partager des informations, de l'enthousiasme collectif, à faire entendre une voix sur tous les sujets importants que nous avons évoqués.
X. C. :Je rejoins ce que dit Malik. L'association est un lieu de confraternité très fort où on peut échanger librement sur les difficultés qu'on rencontre dans notre quotidien de travail. C'est une vraie bulle d'air dans une vie professionnelle.
Malik Diallo (ADBGV) : la force du lobbying
Le jeune trentenaire Malik Diallo, conservateur à la bibliothèque municipale de Nancy et chef de projet Bibliothèque numérique de référence du Sillon lorrain, a pris le 1er septembre 2018 les rênes de l'Association des directrices et directeurs des bibliothèques municipales et groupements intercommunaux des villes de France dont il souhaite renforcer le rôle de lobbying et de plateforme d'échanges de bonnes pratiques.
Alice Bernard (ABF) : La mission de l'inclusion numérique
Alice Bernard est depuis le 27 janvier 2019 la nouvelle présidente de l'Association des bibliothécaires de France au sein de laquelle elle occupait précédemment le poste de présidente du groupe de la région Centre. Chargée du numérique à la médiathèque de Cangé à Saint-Avertin, en Indre-et-Loire, cette jeune professionnelle de 35 ans, est particulièrement sensible aux enjeux de l'inclusion numérique.
Xavier Coutau (ABD) : Le défi du maillage territorial
Xavier Coutau était jusqu'au 30 avril directeur de la médiathèque départementale d'Eure-et-Loir et co-président de l'Association des bibliothécaires départementaux au sein de laquelle il a milité pour le développement des équipements de lecture publique sur le territoire. Il a quitté ses fonctions pour devenir le 1er mai directeur des affaires culturelles du département d'Eure-et-Loir.
Marc Martinez (ADBU) : Pour la science ouverte
Directeur des bibliothèques de l'université Jean Moulin - Lyon 3, Marc Martinez est arrivé à la présidence de l'Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation en janvier dernier. Son mandat est centré sur l'inscription des bibliothèques universitaires dans les enjeux actuels de l'information scientifique et technique, et en particulier de la science ouverte.