Un thé chez Sigmund Freud. Le 19 juillet 1938, à l'heure du thé, un singulier quatuor se retrouve devant une maison bourgeoise d'Elsworthy Road à Londres. C'est là que vit avec toute sa famille, depuis quelques mois et l'Anschluss de l'Autriche par l'Allemagne nazie, le professeur Sigmund Freud, 82 ans, le père de la psychanalyse, juif et proscrit. Devant sa porte se sont donné rendez-vous Stefan Zweig, écrivain autrichien en exil depuis 1934, un ami. Et puis, plus surprenant, le jeune peintre Salvador Dalí, ex-surréaliste, en compagnie de sa femme Gala (alias Elena Diakonova), qu'il a soufflée à Paul Éluard. Le quatrième est Edward James, richissime, admirateur des surréalistes et mécène de Dalí, à qui il achète toute sa production, un tableau par mois. Également poète, il serait le petit-fils du roi Édouard VII. C'est Dalí, fasciné par l'œuvre de Freud, qui a insisté auprès de Zweig afin qu'il organise ce rendez-vous.
À partir de là, Clémence Boulouque, comme si elle était une petite souris munie d'une caméra frontale, nous glisse dans la place. Anna, la fille cadette du docteur, sa « vestale », psychanalyste elle-même et qui veille sur son père mourant (il décédera en 1939), introduit les invités, fait les civilités, sert le thé et les gâteaux, que son père ne peut manger. Un peu conventionnelle au début, la réunion va se transformer en une « thérapie de groupe ». Chacun se confie. Des souvenirs, souvent douloureux, remontent à la surface, des antagonismes se font jour. Dalí, par exemple, se conduit comme un malotru, lance des jeux de mots qui tombent à plat, tente d'accaparer l'attention avec le tableau qu'il a apporté, La métamorphose de Narcisse, guettant la réaction de Freud : « Intéressant », lâche enfin celui-ci, par politesse. Le peintre, on s'en doute, s'est senti humilié. Mais content quand même de sa rencontre. Zweig se montre soulagé : tout s'est globalement bien passé. James, lui, fait remarquer à Dalí qui lui offre son Narcisse que celui-ci lui appartient déjà !
Cette évocation d'un monde en train de sombrer est brillante, très documentée sans pesanteur, et se lit vraiment comme un reportage. On s'y croirait, et c'est là la force d'un véritable écrivain.
Le sentiment des crépuscules
Robert Laffont
Tirage: 7 500 ex.
Prix: 19 € ; 176 p.
ISBN: 9782221277201