Livres Hebdo - Avec la réforme de ses statuts, l’absorption de l’Aura (1) et le projet de recrutement d’un directeur exécutif, l’ADBU semble se rapprocher du modèle des grandes associations professionnelles anglo-saxonnes, très structurées et au fort pouvoir de lobbying. Quel est l’enjeu d’une telle évolution ?
Christophe Pérales - Les enjeux sont multiples. La réforme des statuts a permis d’ouvrir l’association à nos collègues des établissements de recherche, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent, afin que l’ADBU soit représentative de l’ensemble des cadres de la documentation et de l’information du secteur public académique, quel que soit leur statut. Cela correspond à un mouvement de fond impulsé par le gouvernement ces dernières années : le rapprochement entre l’enseignement supérieur et la recherche. Construire une association forte est également indispensable pour faire entendre notre voix et promouvoir la place des bibliothèques. En donnant une autonomie plus grande aux universités, le ministère s’est repositionné sur un rôle de stratège et de pilote des politiques publiques, laissant les établissements libres des voies à adopter pour atteindre les objectifs nationaux. Il a transféré un certain nombre de moyens aux établissements et confié certaines missions à des institutions nationales comme l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes). Mais un besoin de coordination se fait sentir : certains sujets, comme la coopération documentaire, l’évolution des métiers, ne sont plus pris en charge par l’institutionnel. Le monde associatif doit donc prendre le relais pour porter ces questions et faire en sorte que les bibliothèques ne soient pas oubliées dans les politiques publiques.
Vous avez fait du renforcement de la documentation dans la pédagogie universitaire un axe de travail prioritaire. Quel rôle les bibliothèques ont-elles à jouer ?
Une récente enquête menée par l’université de Toulouse montre une corrélation forte entre les données sur la réussite des étudiants et celles sur le nombre de leurs emprunts à la bibliothèque. Il est surprenant d’être obligé d’avoir recours à une étude pour démontrer ce qui est à notre sens une évidence : plus les étudiants lisent, mieux ils réussissent. Mais la réflexion sur ce sujet accuse en France un retard certain. Par ailleurs, le rapport de la Cour des comptes sur le plan Réussir en licence dresse un bilan très sévère : 730 millions d’euros dépensés sans aucun résultat tangible. Le taux de réussite en licence a même baissé de quelques points ces dernières années au niveau national. Il est indispensable de mener une grande réforme de la pédagogie à l’université qui soit basée sur des lectures en amont du cours et sur un travail personnel ou en groupe en aval, comme cela se pratique dans les pays anglo-saxons ou en Europe du Nord. On ne peut pas continuer à déplorer, comment je l’entends régulièrement, que les étudiants n’aient pas plus d’esprit critique ni de culture générale et ne pas les inciter à lire. Nous demandons aussi que la formation à la méthodologie documentaire soit davantage présente dans les enseignements : apprendre à trouver l’information, mais aussi à l’évaluer et à la réutiliser intelligemment. Les bibliothèques ont un rôle important à jouer, encore faut-il que les universités exploitent tout leur potentiel.
Comment faire, justement, pour convaincre de l’importance de la documentation ?
Nous avons adressé récemment l’ensemble de nos propositions à Simone Bonnafous, directrice générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle au ministère, qui est très sensible à la question de la réussite étudiante. Cependant, si le ministère peut soutenir des initiatives, il n’est plus en mesure, depuis la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), de les imposer. Il existe donc des situations très disparates. Toute la question est de savoir comment faire levier pour impulser une politique nationale sans remettre en cause l’autonomie des établissements. Le ministère pourrait, comme nous le recommandons, attribuer une place plus importante à la documentation dans l’évaluation des projets pédagogiques, et l’inscrire au programme des écoles supérieures du professorat et de l’éducation qui seront prochainement créées. Le seul critère national d’évaluation des bibliothèques est actuellement celui des horaires d’ouverture. Il faudrait introduire d’autres indicateurs plus incitatifs à l’inscription de la documentation dans les pratiques pédagogiques.
La bibliothèque universitaire en tant que lieu est-elle toujours nécessaire ? Si oui, le modèle du learning center, dont on parle tant, est-il la réponse adaptée ?
Bien évidemment, les bibliothèques en tant que lieu gardent toute leur importance. D’ailleurs, elles sont pleines. Dans de nombreuses disciplines, les chercheurs ont disparu, mais les étudiants sont bien là. Le modèle du learning center est avant tout un concept pédagogique. Il ne s’agit pas seulement d’offrir des ordinateurs et de la technologie. Pour que cela prenne tout son sens, il faut changer la vision de la pédagogie, comme je l’ai indiqué : l’étudiant viendra alors au learning center avant le cours, pour le préparer par les lectures prescrites par l’enseignant, et surtout après, pour y accomplir son travail personnel, pour échanger avec ses camarades et travailler en groupe.
L’inscription des bibliothèques dans l’économie du Web et de la connaissance est votre autre grand cheval de bataille. En quoi ce positionnement est-il important ?
L’émergence actuelle du Web de données, où on lie entre elles non plus seulement des pages Web mais des données, constitue une évolution majeure de l’information dans le monde numérique. Le mouvement s’étend rapidement à de nombreuses institutions partout dans le monde. En France, des acteurs importants comme la Bibliothèque nationale de France ou l’Abes commencent à exposer leurs données dans le Web. Cela constituera à terme un gigantesque réservoir que n’importe qui pourra exploiter, à des fins aussi bien publiques, pour la recherche par exemple, que privées ou commerciales. La mise en commun des données du génome humain à travers le monde fournit un exemple approximatif de ce que peut permettre le Web de données. C’est un outil très puissant, permettant de traiter d’immenses quantités de données très hétérogènes, autrefois inaptes à communiquer entre elles. Cela pose plusieurs défis. Tout d’abord, celui de la fiabilité des informations. Or, les bibliothèques ont dans ce domaine une expertise irremplaçable. L’autre enjeu, essentiel à nos yeux, est de s’assurer de l’existence d’un domaine public documentaire, même si cela n’exclut pas l’existence d’un secteur commercial. C’est également le sens des prises de position de l’ADBU concernant la numérisation du domaine public. Legifrance fournit un exemple de l’articulation entre public et privé qui nous semble intéressant. Ce site public met gratuitement à la disposition de tous les principales données juridiques que les éditeurs peuvent par ailleurs exploiter commercialement à condition d’y ajouter une plus-value (dont on peut toujours discuter la valeur, mais c’est une autre affaire). Pour les bibliothèques comme pour les éditeurs, la question aujourd’hui est : comment exister sur le Web, basé sur une économie de flux et d’audience, quand on travaille sur la valorisation, gratuite dans un cas, payante dans l’autre, de contenus ? Ces grands bouleversements ont le mérite de replacer les bibliothécaires sur leur cœur de métier : la médiation entre le document et le lecteur. En France, les décideurs ont souvent une vision essentiellement patrimoniale des bibliothèques, d’où l’idée que le Web signerait leur mort. Or les bibliothèques jouent depuis toujours un rôle éminent dans toutes les phases de la construction des connaissances. Pour exister sur le Web, les institutions de recherche et d’enseignement supérieur doivent s’en saisir. <
(1) Association des usagers de l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes).