Décryptage

Manga : les librairies spécialisées face à la crise de croissance du marché

Julian Gran Aymerich dans sa librairie L'Echappée Bulles - Photo Antoine Masset

Manga : les librairies spécialisées face à la crise de croissance du marché

Alors que la Japan Expo revient pour une nouvelle édition du 3 au 6 juillet au parc des expositions de Villepinte, le marché du manga est confronté à une crise de croissance qui fragilise les nombreuses librairies spécialisées ouvertes pendant la période faste des années post-Covid.

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Par Antoine Masset
Créé le 02.07.2025 à 14h13

En recul après les années fastes de la période post-Covid, le marché du manga connaît des heures difficiles, même s'il se situe toujours très au-dessus des chiffres d'avant la pandémie. Après avoir atteint son pic en 2022 avec quelque 48 millions d'exemplaires vendus en France, il a reculé en 2023 pour s'établir à 39,6 million d'unités avant de reculer de nouveau de 9,4 % en 2024 et atteindre 35,9 millions d'exemplaires. 

La tendance à la baisse, plus marquée que celle du marché du livre dans son ensemble (-3 % en volume en 2024)  s'est poursuivie au premier semestre 2025. Elle est bien perceptible en points de vente : l'importante librairie Tsundoku, ouverte à Marseille en 2022 avec plus de 10 000 références, n’échappe pas à la règle. « Notre baisse correspond à celle du marché. Entre 8 % et 12 % en 2024, elle continue en ce début 2025 mais elle suit les prévisions et on l’avait budgétée, assure Thomas Bidault, cogérant de la librairie. Le manga avait le vent en poupe, mais ce n’est plus le cas avec le coût de la vie. La culture n’est pas une priorité et les lecteurs doivent faire des choix. Cette remise à niveau post-Covid est normale et corrélée à un environnement économique peu rassurant. »

Les nombreuses librairies spécialisées en manga, qui ont fleuri au plus fort de la croissance du marché, subissent aujourd'hui ce retour de flamme.

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Plusieurs facteurs sont pointés du doigt par les libraires pour expliquer leurs difficultés, dont l’augmentation du prix moyen du livre de +3 % en 2024, également ressentie pour le manga : « Il y a une hausse des prix de 6 à 8 euros pour certains titres, acquiesce Aurélie Jeulin, gérante de la librairie Hiboumaki à Saint-Raphaël, dans le Var. Le manga One Piece (Glénat) est par exemple passé de 6,75 à 7,20 euros. » Hiboumaki a ouvert en avril 2023 avec plus de 7 000 références et a constaté une baisse significative de ses ventes lors des dernières fêtes de fin d'année.

Moins de pouvoir d'achat mais plus de mangas

Si les prix augmentent, le budget des lecteurs, lui, ne suit pas. Et ce d’autant moins avec la réforme du pass Culture marquée par la baisse de moitié de l’allocation pour les jeunes de 18 ans (de 300 à 150 euros) et sa suppression pour les moins de 17 ans. Au total, un manque à gagner de 95 millions d'euros par rapport aux ventes de livres en 2023, soit 2 % du total du marché. 

« Les jeunes ont perdu en pouvoir d’achat, des clients ne viennent plus. Il y aura sûrement des répercussions à l’avenir à cause de la réduction du pass Culture car il était très utilisé pour ce genre littéraire », craint Julien Gran Aymerich, gérant de la librairie L'Échappée Bulles. Ouverte en 2022 à Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, la boutique propose un tiers de mangas

Paradoxalement, la production de mangas a augmenté de 10 % en 2024, pour s'établir à 3 463 titres, soit près du double par rapport à 2019 (1 853 titres). Une surproduction largement décriée par les libraires.

La table des nouveautés de la librairie Le Renard Doré
La table des nouveautés de la librairie Le Renard Doré- Photo ANTOINE MASSET

« Vu le boom, les éditeurs ont inondé le marché et ont sorti tout et n’importe quoi, déplore un libraire chez Le Renard Doré (Paris, Ve), spécialiste ouvert depuis 2018 avec plus de 2 000 références. Il y avait une demande plus conséquente mais la qualité n’a pas suivi, la communication non plus, très axée sur les influenceurs aujourd’hui. » Le Renard Doré propose une table des nouveautés à l’entrée, renouvelée toutes les semaines en raison de cette surproduction. « Nous sommes plus sélectifs dans le choix car le public ne prend plus tout. » La durée de vie des mangas est raccourcie, les titres étant noyés dans la masse des nouveautés.

Fluidité et prudence

Les librairies doivent s’adapter à cette nouvelle donne. C’est le cas de Tsukimi, installé à Lyon. Après de très bons débuts depuis son ouverture en 2022, la librairie a vu son chiffre d'affaires passer de 25 900 euros en janvier 2024 à 23 200 euros (-8 %) en janvier 2025. « Ce qui nous a pas mal sauvé, c’est d’avoir passé au peigne fin les références de la boutique. Nous avons ensuite réalisé de gros retours qui nous ont fait du bien, expose Kévin Monnier, cogérant de Tsukimi. Nous suivons certaines séries à l’unité, que nous alimentons à la demande avec du réassort. Nous écoutons nos clients réguliers.» 

De son côté, Tsundoku réduit aussi les coûts : « Nous diminuons la facture fournisseur car nous n’avons pas les reins assez solides pour du stockage. Le réassort et les commandes sont nos leviers, sans diminuer l’assortiment. On fait aussi tourner régulièrement le fonds et nos séries avec 30 à 40 titres qui arrivent par semaine. Le lectorat nous le fait comprendre », affirme Thomas Bidault.

La librairie Tsundoku à Marseille
La librairie Tsundoku à Marseille- Photo TSUNDOKU

La prudence est aussi de mise chez Tsundoku sur le lancement de nouvelles séries. « Les lancements ont du mal à se faire une place, et il y en a un peu trop. Une curation en amont par les éditeurs serait pertinente.» Même son de cloche chez Hiboukami : « J’attends de voir ce que font les éditeurs. Avant, je prenais de tout mais maintenant je fais des choix et du tri pour cibler mes clients, et je donne moins leur chance à des nouveautés ».

Julien Gran Aymerich est également beaucoup plus prudent avec les lancements : « Une série dont je n’ai pas vendu les derniers tomes, je l’arrête. Je reste fluide pour évoluer avec mes clients. Je suis beaucoup plus prudent sur les lancements, avec 10-15 exemplaires commandés plutôt que 30. » Il a d’ailleurs réduit la place de son rayon comics qui fonctionnait moins bien. 

Des librairies polyvalentes

La fin de certaines séries peut aussi représenter un frein pour les ventes comme récemment Jujutsu Kaisen (Ki-oon). « Les grosses séries terminées continuent à bien se vendre comme Naruto. L'Attaque des Titans (Pika) et Demon Slayer (Panini) vivent aussi grâce à leur actualité d’animation à l’écran mais n’ont tout de même plus du tout la même dynamique, souligneThomas Bidault de Tsundoku. Aujourd’hui Dandadan (Crunchyroll) et Kaijuu (Kazé/Crunchyroll) se défendent pas mal dans le marché.»

Autre alternative en librairie pour faire revenir le public : proposer de nouveaux services. « Outre la passion, il faut savoir gérer le reste car c'est vite un bourbier. On doit trouver autre chose pour attirer les clients. Je réalise des ateliers de dessin, des expositions d’artistes et des ventes de vaisselle japonaise », illustre Aurélie Jeulin, chez Hiboumaki.

De son côté, Tsukimi propose un salon de thé et va se concentrer sur de la nourriture salée. La présence en salon et l’organisation de séances de dédicaces et d’événements sont importantes pour aller chercher des lecteurs. 

Ces enseignes peuvent aussi souffrir de la concurrence avec les grandes surfaces culturelles comme la Fnac, ou Cultura qui propose des rayons étoffés en manga.  

Après avoir eu le vent en poupe, les librairies doivent aujourd'hui réduire la voilure pour optimiser leurs coûts. Certaines ont été contraintes de baisser le rideau. Mais le marché reste vivant et la demande présente, avec des chiffres encore largement au-dessus par rapport à l’avant-Covid. « Si les mangas sont réalisés de la bonne manière et vendus au bon endroit, le public répondra toujours », conclut Thomas Bidault.

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