Cela fait maintenant près de trente-cinq ans que Catherine Camus veille sur l’héritage de son père, avec pour seul credo le respect de sa pensée et de son œuvre. Une tâche lourde, complexe, dévorante. Après un certain nombre d’initiatives malheureuses et avortées, la France s’est mise en ordre de marche pour célébrer le centenaire de l’écrivain, né à Mondovi, Algérie. Bien que, dans sa famille, « on ne soit pas très commémorations », Catherine Camus en est un peu le chef d’orchestre. Pour Livres Hebdo, qu’elle a reçu à Lourmarin, dans la maison familiale où elle vit toujours, elle a accepté de faire le point sur cet événement et tenu à rétablir quelques vérités.
Livres Hebdo - Après la mort accidentelle de votre père, en 1960, comment s’est organisée sa succession ?
Catherine Camus - Je n’avais que 15 ans à ce moment-là. C’est ma mère, Francine, qui s’est occupée de son œuvre, toute seule, conseillée par quelques proches de papa : René Char, Roger Grenier, Robert Gallimard. Puis à sa mort, le 24 décembre 1979, la famille m’a demandé de prendre le relais. J’avais 34 ans, j’étais avocate, cela a aidé. Au début, j’ai essayé de continuer, tout en élevant mes quatre enfants, mais cela s’est avéré impossible. J’ai passé trois ans à apprendre mon métier d’ayant droit, et depuis je ne me consacre plus qu’à cela.
En quoi consiste exactement ce « métier » ?
A gérer les droits matériels des livres de Camus, ainsi qu’à exercer le droit moral, parfois encombrant, en faisant respecter sa pensée et son œuvre. Papa est trop célèbre, il y a trop de curiosité autour de lui. L’étranger, par exemple, s’est vendu à 8 millions d’exemplaires environ en France depuis sa parution, et est traduit dans plus de 60 langues. Chaque jour, je reçois des sollicitations du monde entier : traductions, expositions, colloques, études, citations, extraits, adaptations à la scène, à la radio, à la télé, au cinéma, demandes de communications d’archives, de chercheurs…
Vous gérez cela toute seule ?
En liaison étroite avec Gallimard, et j’ai ma petite équipe : Béatrice et Alexandre, que vous voyez travailler ici, avec qui j’ai des liens quasi familiaux, ainsi que Sabine, à Paris, pour tout ce qui concerne le théâtre.
Vous avez la réputation d’être quelqu’un de « pas facile ». Vous refusez beaucoup de choses ?
Ma position est simple : je ne suis pas l’auteur, on ne touche pas à l’œuvre de mon père. Je ne suis pas d’accord pour encourager la démagogie et son conformisme. Récemment, j’ai refusé que Camus figure dans un recueil de citations à côté d’Hitler, ou bien une demande de représentation de Caligula, interprété rien que par des femmes !
Toute l’œuvre connue de Camus est maintenant publiée et disponible. Demeure-t-il encore des inédits, comme Le premier homme ?
Je me suis attachée à ce que tout Camus soit publié dans la « Pléiade ». Ça a représenté huit ans de travail pour l’équipe qui s’en est chargée. En ce qui concerne Le premier homme, le roman auquel mon père travaillait quand il est mort et dont le manuscrit a été retrouvé dans sa serviette, ça n’a pas été une décision facile à prendre. Si ma mère en son temps ne l’avait pas publié, sur les conseils des amis de mon père, c’est que c’était un premier jet. Mais, au début des années 1990, un chercheur indélicat avait photocopié le manuscrit, et nous risquions une édition pirate, ce qui inquiétait Gallimard. J’ai alors relu le texte, et l’ai trouvé émouvant, tout en ayant très peur de ma propre réaction, émotionnelle. Ce livre autobiographique représentait pour mon père comme une libération. Il y disait enfin : « Voilà qui je suis. » J’ai décidé, en accord avec mon frère, de le publier, d’en assurer l’édition moi-même (j’avais déjà fait celle des Carnets III), sans rien changer ni retrancher. J’ai mis six mois à me remettre, tant j’avais eu la trouille. Mais au final, ça a été un succès : 646 000 exemplaires vendus en France depuis 1994, et des traductions dans le monde entier. Les derniers inédits de Camus, c’était ses articles de Combat, que nous avons publiés en 2002. Maintenant, il ne reste plus que certaines correspondances : plusieurs paraissent pour le centenaire. D’autres verront peut-être le jour plus tard, dont celle avec Malraux. Mais, à 32 ans, Camus avait brûlé toutes ses archives, j’ignore pourquoi.
Où se trouvent celles qui restent ?
Depuis 2000, à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, où elles sont entre de bonnes mains, et bien gérées par Marcelle Mahasela. Ce n’était pas le cas auparavant : je les avais confiées à l’Imec, mais j’ai dû les reprendre en 2000 après avoir constaté de graves dysfonctionnements. En particulier, en 1995, la reproduction payante de photos de mon père sans m’en avoir avertie et sans mon autorisation, que je n’aurais pas donnée. En 2000, le contre-inventaire signé par l’Imec fait état de plus de 100 documents perdus, dont des pages manuscrites, des photos, des correspondances, dont l’Imec n’a jamais assumé les conséquences.
Comment se présente ce centenaire Albert Camus ?
Dans la famille, on n’est pas très commémorations, mais l’idée de coordonner toutes ces publications pour en faire un événement vient d’Antoine Gallimard, de même que celle de mon album Le monde en partage : itinéraires d’Albert Camus. C’était un peu pour me faire pardonner le précédent, que j’ai publié en 2009 chez Michel Lafon, et à sa demande. Au début, faire un livre sur papa, j’étais contre. Et puis, finalement, je me suis décidée, mais, comme je ne suis pas écrivaine, ni très prolixe, j’ai choisi le principe de citations de Camus pour accompagner les photos. Mon ambition, c’est de remettre en valeur sa vision du monde, fraternelle et chaleureuse, alors qu’aujourd’hui on dresse les gens les uns contre les autres, et on étouffe. Son message est un message humaniste, prophétique, un acte de foi en le dialogue international contre la violence. Il avait créé, avec des intellectuels italiens, le GLI, un peu dans l’esprit de ce que serait le Pen Club, ou Amnesty International. « Il faut décider si les mots seront plus forts que les balles », a-t-il écrit.
Camus, « philosophe pour les classes terminales », vous assumez ?
Absolument. Philosophe pour les classes terminales, ce n’est déjà pas si mal. C’est par la jeunesse qu’on peut changer le monde.
Avant le centenaire, il y a eu l’épisode rocambolesque de la panthéonisation, puis l’exposition pour Marseille-Provence 2013, avortée et polémique…
Tout cela a été d’une violence extrême, et j’ai été insultée et calomniée publiquement, sans pouvoir me défendre. En ce qui concerne le Panthéon, c’était une proposition de Nicolas Sarkozy, en 2009. Je respecte la fonction, pas le pouvoir, qui me fait une peur terrible. Mais le Président a été tout du long d’une extrême correction. Moi, je déteste le Panthéon. Je suis claustrophobe, et j’avais déjà protesté contre le transfert des cendres de Dumas. Dans mon cœur, concrètement, il ne s’agissait pas d’honorer un écrivain, mais de déterrer mon père ! J’ai hésité, n’ai rien dit, mais l’affaire a fuité à Paris, et une polémique est née. Camus devenait un projectile anti-Sarko ! J’ai fini par accepter la panthéonisation, à mon corps défendant. En effet, dans tout le courrier que j’ai reçu, ceux qui m’ont demandé de dire oui étaient issus du même milieu que mon père et ma grand-mère. Mais mon frère a refusé. Alors, papa est toujours là, au cimetière de Lourmarin, sous son laurier-rose, avec maman à ses côtés. Quant à l’exposition de Marseille, je ne suis pour rien dans son annulation, en mai 2012, après cinq ans de travail. Je n’ai jamais récusé ni Benjamin Stora, ni Michel Onfray en tant que commissaires, contrairement à ce qui a été dit. J’avais donné mon accord par écrit, pour l’un puis pour l’autre. Stora m’avait envoyé un synopsis. J’avais trouvé son thème, « Camus et la guerre d’Algérie », réducteur, mais je ne m’étais opposée à rien. Je dis toujours oui si l’esprit de mon père n’est pas trahi. Ensuite, plus de nouvelles. Quant à Michel Onfray, il a jeté l’éponge sans que j’en sache la raison. Finalement, c’est Aix-en-Provence qui va porter seule l’exposition « Camus citoyen du monde », et je m’en réjouis. Mais peu importe tout cela. Le centenaire est en bonne voie, je suis contente pour papa, et j’ai l’impression d’avoir 168 ans ! <
Propos recueillis par Jean-Claude Perrier