En marge de la manifestation normande « Un Automne à buller », le pôle BD du Syndicat national de l’édition (SNE) organisait, vendredi 15 novembre, ses rencontres « BD en région ». Pour sa 10ᵉ édition, l’événement s’est tenu à la bibliothèque Oscar Niemeyer de la ville du Havre (Seine-Maritime). Au travers de quatre tables rondes, éditeurs, auteurs et prescripteurs de la bande dessinée et du manga ont pu échanger autour de la thématique « Comment la BD favorise l’accès à la connaissance ».
« Si la BD et le manga se classaient d’abord dans le domaine du divertissement, il apparaît clairement, au fil des années, que le développement de tout un pan de la BD dédié à la connaissance en a fait un vecteur essentiel d’apprentissage », a lancé Benoît Pollet, directeur éditorial de Glénat et du pôle BD du SNE, devant un public de prescripteurs du livre, dont des libraires, bibliothécaires, médiathécaires, enseignants et membres d’associations. « La bande dessinée divertit, instruit, participe à l’éveil des consciences. Elle n’est pas un tremplin vers la lecture, elle est aussi la lecture », a-t-il ajouté, rappelant qu’en 2023, le 9e art représentait un livre vendu sur cinq, et constituait le deuxième segment du marché.
« La BD a longtemps été, à tort, considérée comme un art du divertissement »
Venu spécialement pour ce rendez-vous des professionnels, Édouard Philippe, ancien Premier ministre et maire du Havre, s’est réjoui d’avoir contribué à la mise en place d’une politique culturelle de la littérature à travers le festival littéraire « Le goût des autres », puis la bande dessinée. « La BD a longtemps été, à tort, considérée comme un art du divertissement, une forme de sous-littérature. Aujourd’hui, elle s’inscrit dans absolument tous les champs de la création intellectuelle et pour tous les publics », a-t-il déclaré, appelant à son tour à regarder la BD comme « un art à part entière ».
Ce ne sont d’ailleurs pas les chiffres du marché qui démentiront l’élu. En 2023, plus de 75 millions de titres neufs ont été achetés par le lectorat français pour un chiffre d’affaires de 877 millions d’euros, selon GFK. « Après des années de très fortes poussées en 2020 et 2021, la tendance est orientée à la baisse depuis 2023 mais le marché de la BD, tout genre confondu, reste à plus de 70 % par rapport à son niveau de 2018 », a détaillé Benoit Pollet auprès de Livres Hebdo.
Le manga, première porte d’entrée vers la lecture ?
A l’échelle locale de la bibliothèque Niemeyer, le dynamisme du genre s’illustre par la place qu’il occupe sur les étagères (10% du fonds), mais aussi par l’engouement du public (25% des prêts). « Ici, BD et manga sont les genres les plus empruntés. Par exemple, nous n’avons jamais plus de 28 tomes de One Piece dans nos allées… alors qu’il y en a 108 ! », a fait savoir Camille Vasseur, bibliothécaire spécialiste du manga, en marge d’une table ronde intitulée « Comment les mangas font lire les jeunes ».
Si elles ont beaucoup porté le marché de la BD ces cinq dernières années, les séries-phénomènes nippones n’ont pas totalement éclipsé le goût pour les autres genres culturels. N’en déplaise aux fausses croyances. « Oui, le pass Culture a bénéficié au manga, a admis Fanny Berlin, chargée d’action culturelle pour le dispositif. Mais aujourd’hui, 70% des bénéficiaires lisent des romans alors que 41% lisent des mangas ».
La preuve, s’il en faut, que le public n’a pas une consommation unilatérale de la lecture mais varie les plaisirs. « C’est grâce au manga que je me suis tourné vers tout un tas d’autres œuvres et de types de littérature », a illustré le mangaka Tiers Monde, scénariste de Najo et Hajime (Pika). Et Pascal Lafine, directeur éditorial de Glénat, d’abonder : « Le manga donne faim de lecture ».
Un constat corroboré par les résultats d’une étude révélée en janvier 2023 par le SNE, sur les pratiques et trajectoires de lecture du lectorat français. Celle-ci montre, entre autres, que la BD, de par son caractère interstitiel, parvient à maintenir sous sa houlette un public de jeunes.
Même quand ces derniers, happés par la scolarité, les écrans ou d’autres loisirs, tendent globalement à s’éloigner de la lecture. Surtout, l’étude conclut que la bande dessinée, qui évolue au gré des mutations sociétales avec toujours plus de thématiques et de formats, joue un rôle indéniable de passerelle vers d’autres formes de lecture.
« La BD est un puissant médium pour accrocher le lecteur »
« Je suis convaincu de l’efficacité de l’outil BD comme porte d’entrée vers plus de connaissances », a assuré Wilfrid Lupano, auteur de La Bibliomule de Cordoue (Dargaud) et des célèbres Vieux Fourneaux (Dargaud), lors d’une rencontre autour de la BD comme instrument du savoir. « D’ailleurs, la BD est un médium qui se partage beaucoup dans les foyers (…). Je crois qu’on peut parler de tout aux enfants, tant qu’on le fait de la bonne façon », a ajouté celui qui a fondé le collectif The Ink Link avec les dessinatrices Mayana Itoïz et Laure Garancher, à la suite d’une mission de campagne de santé par le dessin dans les Caraïbes, confiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2015.
C’est avec cette même conviction que Pascal Mériaux, cocréateur des Rendez-vous de la BD d’Amiens, directeur du pôle BD Hauts-de-France et fondateur des éditions de la Gouttière – « un accident industriel », a-t-il relaté, amusé – a imaginé une collection de BD à destination des primo-lecteurs.
Avec le soutien des collectivités, l’éditeur diffuse donc sous un format souple vendu à quatre euros des titres muets ou partiellement muets, à l’instar de Passe-passe, Linette ou Myrmidon. « La BD est un puissant médium pour accrocher le lecteur et ouvrir un premier accès à la culture. Je suis convaincu que c’est par ce type de biais que l’on crée une société de lecteurs », a-t-il soutenu.
Inviter la BD dans le milieu éducatif
Mais comment nourrir intellectuellement les jeunes lecteurs sans retirer à la bande dessinée son caractère divertissant ? « Il faut parvenir à interroger dans le même temps notre société actuelle. Il faut que le lecteur puisse entrer en résonance avec une réalité qui lui est familière », a expliqué Wilfrid Lupano.
C’est d’ailleurs avec cette conscience de l’importance du travail de vulgarisation pour rendre un savoir plus digeste et accessible que Marie-Agnès Leroux, éditrice chez Futuropolis et adhérente de The Ink Link, a accompagné le physicien Étienne Klein dans l’écriture de la BD L’éternité béante. En imaginant un dialogue entre Étienne Klein et son idole, Albert Einstein, le titre permet à la fois de redécouvrir l’auteur de la relativité, son héritage mais aussi « de confronter un monde actuel, ses technologies, sa géopolitique à celui dans lequel Einstein a vécu », a précisé l’éditrice.
De plus en plus exploré et affûté par les auteurs et éditeurs, ce type de procédé s’inviterait même jusque dans le milieu scolaire. « La BD est de plus en plus utilisée en classe pour pallier certains freins que peuvent avoir les élèves, notamment ceux qui d’ordinaire se tiennent éloignés de la lecture », a confirmé Sophie Metterie, coordinatrice au Havre du réseau Canopée, outil mis à disposition par l’Éducation nationale.
« La BD peut aussi être une ressource pédagogique parmi tant d’autres »
En faisant appel à d’autres biais cognitifs, l’image permettrait ainsi de donner une autre dimension à des notions complexes et d’abolir la dichotomie entre « lecture utile » » et « lecture plaisir ». « Nous souhaitons montrer aux enseignants que la BD peut aussi être une ressource pédagogique parmi tant d’autres », a précisé la professionnelle, aussi chargée d’organiser des webinaires à destination du corps éducatif.
Parmi les BD recommandées aux enseignants, Sophie Metterie cite notamment Le conseil constitutionnel, Dans la tête de Juliette ou encore Bobigny 72 qui revient sur le procès historique de Bobigny, où Gisèle Halimi assure la défense d’une femme ayant eu recours à l’avortement après avoir été violée.
De la même façon, le groupe BD du SNE a lancé, en 2020, l’opération « La BD en classe » à destination des élèves du 3e cycle de l’enseignement primaire. Après des dossiers thématiques sur les monstres et l’écologie, le syndicat publiera, pour la troisième année consécutive, un nouvel opus sur l’aventure, qui fera l’objet d’un lancement spécial lors du Festival international de la BD d’Angoulême, en janvier 2025. « C’est une opération qui a vocation à promouvoir la bande dessinée comme outil pédagogique », a souligné Benoît Pollet.
Autre façon d’amener les lecteurs à la lecture : les adaptations BD. « Certains textes classiques peuvent décourager, dans leur forme, les enfants. C’est là que la BD intervient en permettant à un enfant d’accéder à un titre sans avoir peur d’y toucher », a précisé Martin Zeller, directeur de collection chez Dargaud.
Outre leurs nombreux docu-BD, les éditions Petit à Petit, représentées par Pauline Veschambes lors de cette journée, revendiquent ainsi une collection d’adaptations des classiques de la littérature, à l’instar de Jules Verne, Aux sources de l’imaginaire, mais aussi une collection d’adaptations de polars comme Mourir sur Seine de Michel Bussi.
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Si elles font parfois l’objet d’un opportunisme éditorial, les adaptations BD de textes littéraires, best-sellers ou non, peuvent également avoir vocation à simplement sublimer ou prolonger l’œuvre originale, comme l’a remarquablement fait Manu Larcenet avec l’adaptation de La Route (Dargaud). Mais aussi se faire vecteur de nouvelles émotions, comme a tâché de le faire l’autrice Édith avec la déclinaison de Séraphine (Rue de Sèvres) de Marie Desplechin. Voire de remplir un certain devoir de mémoire à l’instar de la trilogie Madeleine, résistante (Dupuis), coscénarisée par la résistante récemment disparue Madeleine Riffaud.
Et tout cela grâce à la seule force du crayon. « On peut dire beaucoup de choses avec très peu de dessin, a abondé Nicolas Forsans, éditeur de la BD intergénérationnelle Lou ! (Glénat). L’intérêt de la BD réside dans son langage universel, c’est un important moyen de communication et de partage. Avec la bonne articulation, elle est capable de parler à un maximum de gens. C’est très puissant ».