Neuvième femme seulement accueillie à l'Académie française depuis sa création en 1635, la philosophe et philologue Barbara Cassin a profité jeudi de son discours inaugural sous la Coupole pour fustiger le "global English" et plaider pour le plurilinguisme. Elle est actuellement la cinquième femme à siéger à l’Académie, sur les 35 membres qui la compose actuellement, rejoignant Dominique Bona, Hélène Carrère d’Encausse (secrétaire perpétuel de l'Académie), Florence Delay et Danièle Sallenave.
Née le 24 octobre 1947, Barbara Cassin a suivi des études de philosophie à la Sorbonne. Elle entre au CNRS en 1984. Elle en a reçu la médaille d'or (la plus haute distinction scientifique française) en septembre 2018 pour l'ensemble de son "œuvre traversée par la question du pouvoir des mots et du langage". Helléniste, elle est aussi éditrice et directrice de collections consacrées à la philosophie.
"Une épée laser"
Son élection à l'Académie française remonte au 3 mai 2018. Elle a été élue au premier tour au fauteuil du musicologue Philippe Beaussant disparu en mai 2016.
Comme l'impose la tradition de l'Académie, un mot lui a été attribué à l'occasion de son installation. Ce mot est "vigueur" dont la définition dans le dictionnaire de l'Académie est "force dans sa plénitude, énergie intacte".
Mardi soir, la directrice de recherche du CNRS avait rassemblé ses amis dans la salle des Caryatides du musée du Louvre à Paris pour la cérémonie de l'épée, un des symboles des immortels avec l'habit vert (celui de Barbara Cassin, "un peu sexy" selon elle, a été créé par Guillaume Henry, le directeur artistique de Patou). C'est peu dire que l'épée choisie par l'académicienne détonne. "Elle voulait une épée laser", s'amuse Sophie de Closets, directrice des éditions Fayard. Sur cette épée high-tech, s'affichent en lettres lumineuses sa devise empruntée au sémiologue Jacques Derrida: "Plus d'une langue".
Eloge de traduction et refus de la soumission
Son discours (à télécharger ici) a été consacré à la langue. "Nous voulons contribuer à fabriquer une Europe résistante, qui refuse de s’en tenir à cette non-langue de pure communication qu’est le 'global English', dont les principales œuvres sont les dossiers de demandes de subvention, ces 'soumissions' que classeront des 'experts à haut niveau'", a affirmé la nouvelle académicienne dans le discours d'éloge à son prédécesseur, le musicologue et musicien Philippe Beaussant.
"Nous refusons que nos langues, celles que nous parlons, le français, l’anglais lui-même (celui de Shakespeare, d’Emily Dickinson ou de Churchill), deviennent de simples dialectes, à parler chez soi", a poursuivi l'auteure de "l'éloge de la traduction".
Résumant sa pensée, elle a lancé: "Ni globish ni nationalisme".
Flairer la langue
Polyglotte, l’helléniste Barbara Cassin, qui fut membre de la commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud après la fin de l'apartheid, a rappelé qu'"avoir foi dans le langage, c’est comprendre qu’il n’y a rien de plus politique que de parler". Et "pour parler une langue (...) pour savoir que c’est une langue que l’on parle, il faut en parler, ou en flairer, plus d’une. Plus d’une langue en Europe, et plus d’une langue dans nos classes".
Car Barbara Cassin s'oppose "fermement" à "la hiérarchie des langues et à leur prétention auto-proclamée à un génie supérieur".
"La singularité d’une langue, la force de son génie, la richesse de ses œuvres ne conduisent pas à la fermeture sur soi de cette langue ni du peuple qui la parle. Ce serait là faire le lit du pire des nationalismes. Il faut soutenir avec Umberto Eco que : 'La langue de l’Europe – et peut-être la langue du monde –, c’est la traduction!", a-t-elle insisté.
Expliquant que le français "évolue avec l’histoire, se réinvente avec la géographie", Barbara Cassin a aussi pris la défense des langues régionales. "On ne dira jamais assez l’importance, pour la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes".
Un discours politique
Elle a salué également "l'importance de la francophonie" regrettant au passage la décision du gouvernement d'augmenter les droits d'inscription à l'université pour les étudiants étrangers.
"À cause de la hausse différentielle des droits d’inscription, j’en connais déjà quelques-uns cette année qui vont, bon gré mal gré, parler anglais en Chine", a-t-elle déploré avant de se réjouir de la récente décision du Conseil constitutionnel qui a retoqué cette décision.
Chargée désormais, à l'instar des 34 autres membres de l'Académie, de rédiger et mettre à jour le Dictionnaire, elle a estimé que "l’immortalité de la langue, et notre tâche d’académiciens telle que je l’entrevois, c’est de faire en sorte que le Dictionnaire recommence quand il s’achève, que nous acceptions d’être pris, entre la norme et l’usage, dans le flux du temps".
"La langue française n’est pas hors du temps, comme une essence fixe ou figée, elle a tout le temps. À nous, cohorte non close, de la servir au mieux", a-t-elle plaidé devant une assemblée qui n'a que récemment accepté de féminiser les noms de certains métiers.