Antoine Wauters : « Je voudrais juste tracer des lignes »

Antoine Wauters - Photo OLIVIER DION

Antoine Wauters : « Je voudrais juste tracer des lignes »

Lauréat de nombreux prix, entre autres pour Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters revient avec une nouvelle fiction autour de la transmission, du silence et de la solitude. Rencontre avec un écrivain à la recherche de l'épure.

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Par Sean Rose
Créé le 07.07.2025 à 12h00

Votre nouveau roman s'intitule Haute-Folie. D'où vous est venu ce titre qui, outre sa poésie, sonne programmatique ?

Dans cette partie de Wallonie où j'habite, l'Ardenne bleue, et ses environs, il y a pas mal de villages qui s'appellent ainsi. La première fois que je vois ce nom, c'est sur une carte topographique. Il attise tout de suite ma curiosité. Les années passent, je n'en fais absolument rien. Ce n'est que bien plus tard qu'il resurgit. L'histoire d'Haute-Folie est en moi depuis quinze ans. J'avais commencé à écrire une première version en 2009, avec pas grand-chose de précis en tête. Puis à un moment, les pièces du puzzle se sont mises à se rassembler, et je me suis dit : « Tiens, cette ferme dans la scène inaugurale doit s'appeler comme ça. » Parce que, d'une part, le nom est beau, d'autre part, il est très fort symboliquement, comme préfigurant ce qu'au fil des pages chacun des personnages ressent à sa manière - l'impression d'être guetté par une espèce de folie prête à s'emparer de lui.

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Antoine Wauters- Photo OLIVIER DION

Qu'est-ce qui vous a inspiré ce récit d'une lignée frappée par le drame ?

Je m'intéresse à la transmission des traumas, à comment certaines choses qui n'ont pas été racontées au sein de la famille, qu'on a voulu taire, refont surface d'une manière ou d'une autre chez les descendants, malgré tout, malgré le cours de l'histoire, malgré la chape de silence... Le personnage de Josef qui va grandir sans connaître ce que ses parents étaient, ce qu'ils ont fait avant de mourir, est coupé de sa propre histoire. C'est un motif qu'on retrouve dans ma propre famille, dont certains membres ont appris très tardivement - je pense à cette personne qui l'a appris à 60 ans - qu'ils avaient été, comme Josef, placés très jeunes à leur naissance chez un oncle ou une tante. Confier à des proches ses enfants en bas âge se faisait à l'époque, la situation familiale le nécessitait : les naissances qui s'enchaînaient trop vite ne laissaient pas assez de temps de repos à la mère.

Vous déclinez cette figure de la solitude qu'on observe à travers vos livres. Ici c'est l'orphelin, dans Mahmoud ou la montée des eaux (Verdier, 2021) c'était le veuf, le narrateur éponyme qui se souvient...

Je ne me réinvente pas et, dans le même temps, j'ai voulu faire tout autre chose. Ce texte est particulier dans la mesure où il m'habite depuis quinze ans. J'avais certes des intuitions - ces silences qui contaminent nos vies, la façon dont on doit se construire avec des trous dans sa biographie, ce qui se traduit dans ce roman par une narration en ellipses... Mais je ne l'ai pas terminé plus tôt parce qu'il fallait que j'expérimente une chose que j'ignorais à l'époque du premier jet, et qu'il m'était nécessaire de vivre pour parler de ce dont il est question dans Haute-Folie : être père.

Vous racontez également par le truchement de vos personnages l'expérience de la séparation.

Lorsque j'ai commencé à écrire ce qui allait être Haute-Folie, je n'avais pas encore vécu cette absence, ce sentiment d'amputation qu'éprouve dans sa chair un père qui ne voit pas ses enfants aussi souvent qu'il le souhaite. À cause des vicissitudes de ma vie personnelle, j'ai dû m'habituer à être là pour mes enfants, à les voir grandir sans partager le même espace ni le même temps. Cela a provoqué en moi une forme de séisme, qui s'incarne dans mes livres. Dans Mahmoud ou la montée des eaux, c'était là, très présent, mais extrêmement dissimulé, passant par une submersion à la fois littérale et métaphorique. Ici, c'est franchement assumé : Josef et d'autres personnages du roman vivent l'amour mais dans la distance.

Très vite après les premières pages, dramatiques, d'une vivacité haute en couleur, tout se déroule de manière assez linéaire, concise, comme dessinée en ligne claire. Pourquoi ?

Le tout début du livre, avec l'incendie de la ferme, les tragédies qui s'ensuivent, est foisonnant d'images, l'écriture y est très déliée, elle a quelque chose de baroque. Cette scène inaugurale est purement imaginaire, reconstituée dans l'esprit du narrateur : en l'absence de véritables souvenirs, les descriptions gagnent en intensité pour compenser. Puis ça se resserre, ça s'assèche, on suit Josef, le fils orphelin qui grandit dans l'ignorance de son passé. Avec ce taiseux s'immisce le silence. Stylistiquement, aller vers un texte plus court, « ellipsé », n'est pas si facile car cela nécessite que tout ait longtemps infusé. Pour ce roman, je n'ai gardé que ce qui était lié à de l'émotionnel. À travers cette économie du récit, j'ai voulu défendre une position artistique : écrire, ce n'est pas utiliser toute la palette du lexique, déployer une langue chatoyante, faire montre d'un style luxuriant... Plus je vieillis et plus je me rends compte que ce à quoi j'aspire dans l'écriture, c'est à moins de mots, je voudrais juste tracer des lignes. Parce qu'en enlevant des mots, par ce retrait du langage, on réussit à mieux capturer les images, et surtout, au-delà des images, en laissant ces blancs, on encapsule les émotions. Le silence est un des personnages principaux, qui va travailler les autres protagonistes et infléchir leur destin.

Dans Haute-Folie, il y a cette douleur physique, de l'ordre de l'asphyxie, qui rappelle cet aphorisme de Cioran : « Le réel me donne de l'asthme »...

Le jugement permanent, la mesquinerie ordinaire, les ragots du village... On peut ressentir de l'étouffement dans ces milieux ruraux, dont les habitants, selon l'expression de la mère de Josef, sont « un peuple de punaises de lit ». Alors la tentation de se retirer est grande. Ce Josef, qui se détache, c'est moi. Et clairement, j'ai hérité de ce côté ermite de certaines personnes de ma famille. On trouve en remontant un peu l'arbre généalogique des espèces de moines errants, et encore aujourd'hui des types extrêmement solitaires, capables de ne pas prononcer un mot pendant des mois. Dans Le plus court chemin, j'évoquais déjà ma propension à m'isoler, cette difficulté à m'extraire du lieu que j'habite, mon peu d'appétence pour le voyage. Ça confine parfois à un truc un peu fou, radical, mais c'est en moi, c'est politique aussi : j'ai envie d'en faire moins, d'occuper moins d'espace, d'avoir une vie simple. Le revers de la médaille est qu'on finit otage de cette autarcie et que ce n'est pas tant une liberté...

La liberté, qui est l'un des sujets du livre ?

Faire éclater les murs de la famille, symboliquement ceux de la ferme, cette « Folie » qui a été l'origine et l'enjeu de tous les drames, est ce à quoi aboutit le parcours du narrateur. Mais la recherche d'une voie libre, d'une voie qui soit la sienne propre, ouvrir l'horizon, est le destin de chacun.

Malgré la petitesse des gens, les histoires d'amour qui se terminent, les échecs, il n'y a nulle amertume dans ce roman de la maturité...

Voire de la maturation. Je vous l'ai dit, j'ai commencé ce livre il y a quinze ans, et j'ai eu l'histoire assez tôt. Mais en relisant le texte, je me disais chaque fois qu'il manquait quelque chose, j'avais l'impression que le récit n'était que noir, or ce que je désirais transmettre est que certains états même douloureux peuvent se dépasser. Il m'a fallu tirer à nouveau les fils du texte de manière très ténue en y ajoutant ce regard plus tendre. Haute-Folie est l'histoire d'un homme, une espèce de saint sans religion, qui malgré le malheur s'échine à être bon.

Antoine Wauters
Haute-Folie
Gallimard
Tirage: 28 000 ex.
Prix: 19 € ; 168 p.
ISBN: 9782073101556

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