Une plaie mal refermée. Derrière la porte de sa chambre, une adolescente glisse un portrait d'elle dans une enveloppe. À 13 ans, Myra Lee Larkin est amoureuse pour la première fois, du garçon qui l'a raccompagnée chez elle dans sa belle voiture jaune. Sur la photo, elle trouve qu'elle a « un air naïf de petite fille », « mais son sourire est bien ». Elle scelle l'enveloppe puis écrit dans son journal : « Aujourd'hui, au dîner, j'ai rencontré un garçon. Il est très beau, poli. Il s'appelle Mickey Mantle, c'est un joueur de base-ball professionnel qui joue champ extérieur chez les New York Yankees et il a aussi fait la guerre en Corée. Il est blond avec les yeux bleus. » Dans la nuit, Myra est réveillée par le hurlement de sirènes. Suivant la direction des gyrophares, elle découvre que ses voisins Bob et Bonnie Mulert, ainsi que leur fille Marie, ont été assassinés dans leur sommeil. Un témoin dit avoir vu un jeune homme blond, « l'air athlétique », entrer chez les Mulert quelques heures avant le drame. Sur la scène du crime, Alec, le frère cadet de Myra, est également présent. De ses yeux sombres, il observe les corps recouverts d'un drap taché de sang, extraits de la maison sur des civières.

Dès lors, le sourire de Myra ne ressemblera plus qu'à « une plaie mal refermée », comme son existence et celle de ses frères et sœurs. Les 500 pages de cet éblouissant page-turner en suivent les méandres, de l'assassinat des Mulert à une lettre que Myra adresse en 2000 à Alec, l'exhortant à faire le bilan de sa vie, à chercher ce qu'il reste de bon en lui. Devenue infirmière en prison, élevant seule son fils, Myra est l'aînée d'une famille de six enfants, stricte et pieuse, murée dans le respect des conventions, éprouvée par le décès du dernier de la fratrie. Si ses membres pressentent la violence qui grandit sous leur toit, aucun ne sera en mesure de l'étouffer avant qu'advienne l'irréparable. À propos de Myra, Adam Rapp écrit qu'elle est « celle qui les enterrera tous », une allusion prise dans le flot de la narration mais qui dit tout de la sauvagerie rôdant autour des Larkin, et révèle l'acuité du style d'Adam Rapp, vif, ultraréaliste, élégant. De l'Amérique miteuse des marginaux au vernis craquelé de la bourgeoisie, À la table des loups brosse sur six décennies le portrait d'une famille dysfonctionnelle au cœur d'un pays décevant les espoirs qu'il avait fait germer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dense, intense jusqu'à priver le lecteur de son souffle, ce grand roman d'une Amérique malade s'inscrit dans la lignée des Corrections de Jonathan Franzen, ou d'Il faut qu'on parle de Kevin de Lionel Shriver.