Dans la Roumanie de Ceausescu, pas d'étrangers, encore moins de Noirs. Hormis une poignée d'étudiants des pays frères, socialistes, du continent africain parqués dans les chambres de la cité universitaire... Parmi eux, le père de l'autrice de La mer Noire dans les Grands Lacs. Comme la narratrice de son premier roman, Annie Lulu est de père congolais et de mère roumaine. Née à Iasi, en Moldavie occidentale, elle part étudier la philosophie à Paris, où elle n'est plus la seule à avoir peau mate, un stigmate dans la société roumaine de la fin de la dictature communiste... Nili Makasi emprunte beaucoup aux traits d'Annie Lulu.
Depuis toute petite, Nili s'entend dire par sa mère qu'elle est exceptionnelle, la fille du plus brillant des étudiants en mathématiques de la faculté, Exaucé Makasi, le génial panafricaniste prêt à fonder les États-Unis d'Afrique... « Des conneries » juste pour contrebalancer cette honte maternelle qui ne cessait dans le même temps de se déverser sur elle : « J'aurais dû te noyer quand t'es née, j'aurais dû t'écraser avec une brique. » Sa mère lui bouchait les oreilles avec du coton lorsqu'elles sortaient, pour que la fillette n'entende pas les insultes racistes à son endroit ni les paroles blessantes à l'égard de la génitrice d'une « mulâtresse ».
La vision de son faciès dans la glace, si différent du visage de ses contemporains roumains, provoque chez Nili du ressentiment qui se convertit à son tour en sens aigu de sa propre unicité. Elle avait chopé « la diarrhée métisse », « le complexe de supériorité de l'alien », « cet être à l'intelligence transcendante venu d'un autre monde ». La mère, intellectuelle spécialiste de Cioran et d'Eliade, élève seule sa fille dans un appartement de Bucarest, « prison pleine de livres devenue l'aven de sa peine et l'entonnoir d'une souffrance tue ». Nili Makasi ignore tout de ce père à part le patronyme, qu'elle entendra prononcer au hasard d'une rue à Paris. La voilà embarquée pour la République démocratique du Congo sur les traces de l'élusive figure paternelle. Destination : Kinshasa. Et c'est l'amour et la guerre qu'elle découvre. L'amour s'appelle Kimia, un combattant de son peuple, « la force onirique de tout ce pays faite homme ». Toujours la guerre veut tuer l'amour. Mais la vie plus forte l'emporte, la vie qu'elle porte en elle, ce fils à naître auquel elle dédie cette longue adresse, entre mémoires amers et aubes tendres. Si la narratrice suit de près l'itinéraire véritable de la jeune femme métisse, elle le fait aussi avec les ailes d'une écriture sonore propre à cette voix qui est surtout celle d'une poète.
La mer Noire dans les Grands Lacs
Julliard
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 19 € ; 224 p.
ISBN: 9782260054627