Interrogée dans Le Monde sur la pertinence du Pass culture qui, pour certains, n'encouragerait que le divertissement, notre ministre de la Culture répondait le 9 juin dernier : « Mais on peut entrer dans la culture par le divertissement ! Par exemple, la bande dessinée permet d'entrer dans la lecture. On peut arriver à lire Kundera en commençant par lire des Astérix ! »
Une déclaration qui se veut bienveillante, mais qui témoigne surtout d'une incroyable condescendance à laquelle les acteurs du monde de la bande dessinée sont malheureusement habitués quand il s'agit d'évoquer la légitimité culturelle du genre. Politiquement, ce dérapage pas très contrôlé faisait aussi tache à quelques encablures de la fin d'une année de la BD où la question du (non) statut des auteurs occupait tous les débats.
Les voilà donc tous dans le même sac, relégués en une déclaration au statut de poinçonneurs de billets tout juste bons à filtrer l'accès à l'espace VIP du musée Culture. Car nous en sommes toujours là : la BD est cantonnée dans ses belles et inoffensives cases, jamais appréhendée dans son immense diversité. Or, pas plus que le rap ou la musique techno en leur temps n'étaient des portes d'entrée vers Bach et Verdi, la BD n'est un marchepied vers la « vraie » culture, celle forcément sans images, seule à même d'élever les esprits. Un présupposé qui nie et limite de facto sa valeur culturelle intrinsèque. Qui occulte le nombre de strates, d'approches artistiques et de publics, aussi divers et variés en bande dessinée qu'en littérature ou en cinéma. La voir abordée de manière quasi systématique sous l'angle du simple rite de passage ou de l'idiot utile est d'autant plus désespérant qu'il s'agit, hélas, par méconnaissance, d'une position partagée par un grand nombre de Français.
Influences et influenceurs
Alors que la ministre pourrait s'attacher à réunir les grands noms de la culture autour d'une seule et même table, elle choisit, avec ce raccourci facile et infondé, de créer des hiérarchies de lectures subjectives et arbitraires qui excluent de l'équation culturelle nombre des artistes les plus doués et les plus influents de notre époque. Tant pis pour Meurisse, Tsuge, Ware et tous les autres. Hiérarchies d'autant plus déconnectées de la réalité que, loin de s'opposer, les créateurs se nourrissent les uns des autres, quel que soit leur mode d'expression. On ne compte plus le nombre de peintres, de réalisateurs, de créateurs de mode, de musiciens, qui tirent tout ou partie de leur inspiration de la narration et de l'esthétique des grands maîtres du manga, par exemple.
Pour autant, le lecteur de BD est constamment sommé d'élargir ses horizons littéraires, d'abandonner derrière lui ses premières amours un peu honteuses pour voguer vers des rivages plus nobles. Évidemment, un lecteur exclusif de poésie parnassienne ou de Nouveau Roman ne subira jamais ce genre d'injonction. On aura même tendance à le considérer comme un spécialiste, ou un « féru de ». Mais cassons une fois pour toutes le cou à ces préjugés éculés : toutes les études (récemment encore, « Les Français et la BD » du CNL en 2020) montrent de manière régulière que les lecteurs de BD sont de grands lecteurs tout court, éclectiques dans leurs choix, merci pour eux.
Alors, Grand Schtroumpf, c'est encore loin, Kundera ?
On dirait bien que oui.