« Laissez les morts être un instant dans ce monde. Ils en ont manifestement besoin. » Aharon Appelfeld nous revient, à titre posthume, dans une traduction de la fidèle Valérie Zenatti. En parallèle d'une réédition de L'héritage nu (postface de Frédéric Worms) − trois conférences données à l'université de Columbia qui questionnent la mémoire et le rôle de la littérature −, on découvre La stupeur, une fiction. L'écrivain israélien a toujours intégré les défunts à ses livres, comme si l'ancien petit survivant de la Shoah ne pouvait se résoudre à leur perte irrémédiable. À l'heure où l'Ukraine est à nouveau attaquée, son ultime roman - publié de son vivant - s'y déroule juste avant l'invasion allemande en 1941. L'Histoire ressemble souvent à un derviche tourneur, hypnotisé par sa propre répétition. Le sort des Juifs en est un bon exemple. « On les laisse tranquilles un moment, et finalement on les tue. » L'œuvre d'Appelfeld est d'ailleurs souvent tournée vers ce thème qui ravive ses blessures. Il est question cette fois d'un village paisible, où le gendarme Ilitch va devancer l'horreur annoncée. En s'attaquant à la famille Katz, cet homme anticipe le joug des Allemands. Ces braves épiciers et leurs filles vont connaître un calvaire en plusieurs étapes. Humiliés, affamés et spoliés - à la vue de tous -, ils devront creuser leur tombe, devant leur magasin. Un spectacle insoutenable pour leurs voisins. « Les quelques Juifs qui vivaient parmi nous étaient le miroir dans lequel nous nous reflétions. » Cet événement tragique renvoie Iréna à ses ténèbres cachées. Car les guerres intimes peuvent aussi saccager des êtres entre quatre murs... Jour après jour, nuit après nuit, cette femme est victime de son mari indifférent, violent et alcoolique. Leur lit est un champ de bataille permanent, dans lequel il n'y a qu'une perdante. « Mon corps a mal, et mon âme est pleine de cicatrices. » Iréna rêve d'aller « dans un lieu où il n'y a ni peur ni douleur ». Soit chez sa tante Yanka, une sorcière célibataire qui lui confie sa belle histoire d'amour. Mais l'héroïne n'en est pas là. « Elle devait se purifier de la pourriture qui l'avait souillée avec les années. » Difficile tant elle semble lui coller à la peau. Les mots familiaux ne l'apaisent pas, alors Iréna se tourne vers le Vieux. Ce grand sage lui fait comprendre que « le sentiment de l'amour a été dévasté en toi, tu dois entreprendre de le restaurer. La vie est invivable lorsqu'on n'a pas un minimum de respect pour soi-même ». Loin de se recentrer sur sa petite personne, la protagoniste préfère embrasser l'humanité, piégée par sa haine d'autrui. Celle-ci prend la forme de l'antisémitisme qui inonde l'ensemble du pays. Accusés de « voler la conscience » des gens, les Juifs incarnent l'ennemi à chasser, persécuter ou déporter. Iréna favorise l'inverse : « Il faut les accueillir comme des êtres humains. » D'autant que Jésus lui-même appartenait à ce peuple. Ce discours inaudible n'empêche guère l'héroïne de devenir une messagère divine. Sa foi en l'Homme suffira-t-elle à freiner la folie destructrice ?
L'héritage nu Traduit de l’anglais par Michel Gribinski avec une postface de Frédéric Worms
Éditions de l'Olivier
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 10,90 € ; 120 p.
ISBN: 9782823619249
La stupeur Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti
Ed. de l'Olivier
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 22 € ; 256 p.
ISBN: 9782823619195