Rayon X Imaginaire

Imaginaire : trouble dans le genre 

Entre deux yeux. - Photo Olivier Dion

Imaginaire : trouble dans le genre 

Tiraillé entre l'essor de la romantasy et l'interpénétration croissante avec la littérature générale, le marché des littératures de l'imaginaire est confronté à un double mouvement d'élargissement et de dilution de ses frontières. Un défi pour ses acteurs traditionnels. 

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Par Charles Knappek
Créé le 04.10.2024 à 19h20

Arthur de Saint Vincent l'annonçait en octobre 2023 : la romantasy, du nom de ces livres mêlant romance et fantasy, était appelée à monter en puissance en 2024. Un an plus tard on le voit, le patron des éditions Hugo, leader du segment, ne s'était pas trompé : le genre triomphe dans les rayons d'imaginaire, pouvant aujourd'hui se targuer d'être le principal pourvoyeur de croissance d'un secteur en pleine mutation qui, de ce fait, attire un grand nombre de nouveaux acteurs.

Difficile, dans ce contexte, d'ignorer la « massive attaque de love » - la formule est de Brigitte Leblanc, directrice de la collection Le Rayon Imaginaire chez Hachette Heroes - qui déferle en librairie. « Nous sommes face à une lame de fond, le marché change très vite », confirme Claire Renault Deslandes, directrice éditoriale chez Bragelonne. Réputé pour son catalogue de fantasy (Sapkowski, Jordan...), l'éditeur s'est ouvert en 2023 à la romantasy avec la série Le pont des tempêtes de Danielle L. Jensen et poursuit cette année avec, entre autres, la nouvelle série de l'autrice américaine, La saga des sans-destin. Il est loin d'être le seul. De nouveaux noms ont fait leur apparition sur les tables aux côtés de marques installées comme De Saxus ou La Martinière : Korrigan, Bookmark, Alter Real...

Chez Denoël, le directeur de la collection Lunes d'encre, Pascal Godbillon (aussi responsable de Folio SF et Folio Fantasy) n'a quant à lui pas hésité à lancer fin 2023 un label dédié à la romantasy, Olympe. Le succès a été au rendez-vous, avec des ventes moyennes tout de suite supérieures à celles de Lunes d'encre. Olympe publie cet automne Powerless de Lauren Roberts, déjà vendu à un million d'exemplaires dans le monde. De son côté, Hugo retrouve Scarlett St. Clair, son autrice phare, avec Le roi de la guerre et du sang, premier tome de sa nouvelle série Adrian & Isolde, tiré à 100 000 exemplaires pour sa parution le 11 septembre. S'il observe la montée de la concurrence, Arthur de Saint Vincent ne s'en inquiète pas. « La romantasy demande beaucoup d'investissement et les livres ont des points morts élevés », rappelle-t-il.

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Florence Lottin chez J'ai Lu- Photo OLIVIER DION

Frontières insaisissables

Les frontières, déjà mouvantes, du marché de « l'imaginaire », selon l'expression consacrée quand il s'agit d'évoquer la science-fiction, la fantasy et le fantastique, apparaissent plus insaisissables que jamais. En très forte progression (+21,8 % en valeur entre août 2023 et juillet 2024 selon GFK), le segment est certes porté par la romantasy - elle-même cousine de la romance -, mais il se caractérise aussi par l'engouement croissant des éditeurs de littérature dite générale pour un genre qu'ils étaient historiquement enclins à ignorer. Plus littéraires, se distinguant par la sobriété de leurs couvertures, ces récits rencontrent un succès croissant et sont d'autant plus difficiles à quantifier qu'étant publiés « hors le genre », ils n'apparaissent pas toujours dans les panels GFK d'imaginaire.

Il y a eu le cas d'école parfait, et déjà ancien, de L'Anomalie d'Hervé Le Tellier (Gallimard), prix Goncourt 2020, qui a depuis fait tache d'huile. En 2022, Chien 51 de Laurent Gaudé (Actes Sud) ouvrait lui aussi la voie, devenue boulevard en 2024. Déjà au printemps, Aliène de Phœbe Hadjimarkos Clarke (Éditions du Sous-sol) était couronné du Prix du livre Inter. Et si l'autrice elle-même réfute l'étiquette SF, son roman est loin d'être le seul à relever de l'imaginaire tout en paraissant dans une maison de littérature « générale ».

En cette rentrée littéraire ils sont nombreux les Miguel Bonnefoy, Carole Martinez, Marcus Malte, Rebecca Lighieri, Perrine Tripier et autre Élisabeth Filhol (autrice du space opera Sister-ship chez P.O.L) à faire de l'imaginaire en se parant des atours de la blanche.

Des éditeurs spécialisés peuvent aussi lancer des collections au positionnement littéraire plus marqué. En début d'année, Christian Bourgois inaugurait Chimères : la maison historique de Tolkien y défend une ligne « contemporaine et exigeante » avec cet automne des titres de l'Anglaise Missouri Williams et de l'Argentin Michel Nieva.

Certains romans peuvent pour leur part être positionnés en littérature générale, à l'instar de The Fisherman de John Langan, chez J'ai Lu. Plus étonnant, les éditeurs de blanche commencent à s'approprier des œuvres relevant de longue date de l'imaginaire. Mi-septembre, JC Lattès créait la surprise en annonçant accueillir dans son département de littérature étrangère la série Le Sorceleur d'Andrzej Sapkowski. Si le texte est identique à celui que proposent depuis plus de vingt ans les éditions Bragelonne, les couvertures choisies par JC Lattès se distinguent par leur sobriété éloignée des codes de la fantasy.

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De gauche à droite : Pascal Godbillon dirige Lunes d'encre chez Denoël, Claire Renault Deslandes, directrice éditoriale chez Bragelonne, Arthur de Saint Vincent, PDG des éditions Hugo, Paul-Étienne Garde, responsable de l'imaginaire au Livre de Poche.- Photo OLIVIER DION

« Notre ambition est de faire découvrir Andrzej Sapkowski à des lecteurs qui ne se tournent pas naturellement vers les littératures de l'imaginaire, explique Véronique Cardi, directrice générale de JC Lattès. En installant Le Sorceleur en littérature générale, nous voulons montrer qu'il transcende les genres, un peu à la manière d'un Tolkien qui est aujourd'hui considéré comme un auteur classique» Propriété d'Hachette Livre (ainsi que JC Lattès), Bragelonne conserve par ailleurs l'exploitation de la saga dans les rayons d'imaginaire.

Refuge imaginaire

D'autres éditeurs naviguent entre les genres, publiant aussi bien de la littérature générale que de l'imaginaire. Parmi eux, Aux forges de Vulcain note d'ailleurs des différences de dynamisme selon les segments. « Le ralentissement global du marché au premier semestre a été moins ressenti en imaginaire qu'en littérature générale », observe David Meulemans, son fondateur. La maison a bénéficié du succès de La trilogie baryonique de Pierre -Raufast et peut toujours compter sur le fonds avec la double trilogie de La tour de garde de Claire Duvivier et Guillaume Chamanadjian ou L'homme-dé de Luke Rhinehart.

Au second semestre, son enjeu majeur sera le nouveau roman de Guillaume Chamanadjian, Une valse pour les grotesques, tiré à 5 000 exemplaires. Claire Duvivier signe pour sa part le roman jeunesse d'anticipation Entrer dans le monde à L'École des loisirs.

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Olivier Girard, fondateur des éditions du Bélial- Photo OLIVIER DION

Également à la croisée des chemins, Au Diable -Vauvert aborde les violences faites aux femmes avec la dystopie Fragile/s, premier roman de Nicolas Martin, et détourne la figure du super-héros dans le roman LGBTQ/SF Sbires de la Canadienne Natalie Zina Walschots. Un programme de rentrée qui permet à Marion Mazauric, la fondatrice de la maison, d'affirmer qu'« aujourd'hui, les questions traitées par les auteurs d'imaginaire infusent dans toute la littérature ». 

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Quentin Monstier chez J'ai Lu- Photo OLIVIER DION

In fine, personne n'est tenu de choisir un camp. « Je trouve cette "décatégorisation" très heureuse », confie Brigitte Leblanc, au Rayon Imaginaire. Depuis son lancement fin 2021, le label d'Hachette Heroes revendique se situer au carrefour des genres avec des « propositions ouvertes, inclassables, où des éléments de fantasy, de fantastique, de SF ou de réalisme magique affleurent, voire envahissent des écritures réalistes» Dans cette veine, l'éditeur publie en octobre Starling House d'Alix E. Harrow, qui réinvente le trope de la maison hantée sous couvert d'une nouvelle version gothique de La belle au bois dormant.

À l'instar de la réécriture de contes, dont les éditions Contre-Dires (Guy Trédaniel) se sont fait une spécialité, l'imaginaire se fait chaque jour plus interstitiel. Nombreux sont les titres qui jouent de cette ambivalence. Best-seller depuis sa parution en grand format chez Albin Michel puis au Livre de Poche, Tant que le café est encore chaud de Toshikazu Kawaguchi a toujours été travaillé en littérature générale. Paul-Étienne Garde, responsable de l'imaginaire au Livre de Poche, estime que « c'est ce qui lui a permis de trouver un très large public ». L'éditeur voit aussi dans le succès de tels ouvrages une opportunité de démocratiser le genre.

Il était mille voies

Plus frontal, le tout jeune « label de littérature populaire » Verso, lancé par Seuil et dirigé par Glenn Tavennec, revendique pour sa part de « faire du genre » en publiant aussi bien l'uchronie Vallée du carnage de Romain Lucazeau que le conte féministe horrifique Nettle & Bone, de T. Kingfisher, lauréate du prix Hugo 2023. De la même manière, -Pygmalion et J'ai Lu se sont associés pour déployer au printemps Calix, « label des nouvelles voix de la fantasy », qui vient notamment de publier la cosy fantasy Assistant to the Villain de Hannah Nicole Maehrer et annonce pour février 2025 le « prochain grand classique de la fantasy », The Sword of Kaigen de M. L. Wang.

« Avec Pygmalion, Nouveaux Millénaires et maintenant Calix, nous affirmons notre volonté d'être présents sur tous les segments de l'imaginaire », confie Quentin Monstier, également éditeur en charge de l'imaginaire poche et de Nouveaux Millénaires. Au printemps, Calix publiera aussi la cosy fantasy The Ornithologist's Field Guide to Love d'India Holton, mélange de Bridgerton et des Animaux fantastiques.

Autre nouveau venu sur le marché, le studio de création de jeux de rôles Elder Craft. Il s'ouvre à la littérature avec trois romans parus fin septembre : Cendres et sang de D. J. Molles, Hex Education de Maureen Kilmer et Orgueil, préjugés & sorcellerie de Melinda Taub. « Nous ne publions que des livres dont nous pensons qu'ils peuvent intéresser tout type de lecteur », explique Anne Paris, éditrice chez Elder-Craft.

La romantasy à distance

Entre la romantasy et la littérature générale, pôles aux puissances et aux lectorats opposés, on en oublierait presque que les adeptes des bons vieux romans de SF, fantasy et fantastique sont toujours là, et bien là. Nombreux sont d'ailleurs les éditeurs qui conservent leurs distances avec la romantasy. « Pas dans notre ligne », affirme Yann Olivier, éditeur à L'Atalante. Voire défendent une ligne d'imaginaire « canal historique », tel Leha. « Notre positionnement clairement affiché d'éditeur avec un goût très prononcé pour la fantasy classique nous sert aujourd'hui, avec des auteurs comme Steven Erikson, John Gwynne ou Brian McClellan », confie Jean-Philippe Mocci, président de la maison d'édition.

Chez Albin Michel Imaginaire, piloté par Gilles Dumay, la production reste elle aussi centrée sur la SF et la fantasy. En début d'année, l'éditeur a notamment commencé à publier Les cités divines, la nouvelle trilogie de Robert Jackson Bennett, déjà auteur de la série Les maîtres enlumineurs. Ce mois d'octobre, le deuxième tome des Cités divines est le temps fort d'Albin Michel Imaginaire. Toujours porté par les romans hopepunk de Becky Chambers, L'Atalante publie de son côté le tome 2 du Vieil homme et la guerre de John Scalzi et Roi sorcier de Martha Wells.

Même si les voyants sont au vert au Bélial' (+25,4 % de chiffre d'affaires pour les livres papier en un an), la maison dirigée par Olivier Girard s'inquiète de la frilosité des libraires. « Les réassorts suivent, c'est tout ce qui compte », relativise l'éditeur, qui aimerait néanmoins de meilleures mises en place. « En-dessous d'un certain seuil d'implantation, la visiblité des livres en pâtit », rappelle-t-il.

Chez Mnémos, le bilan de l'année en cours est également satisfaisant mais son patron Frédéric Weil reste « prudent ». Si la maison a pu compter sur les bonnes performances d'auteurs comme Lavie Thidar, Pierre Grimbert ou encore Stéphane Arnier dont le roman La brume l'emportera en est à son troisième tirage, elle a aussi repoussé un projet de nouvelle collection. « L'époque est à la fois passionnante et instable », estime Frédéric Weil, qui note lui aussi que « beaucoup de généralistes ouvrent des collections d'imaginaire et des collections classiques publient de l'imaginaire. Il n'y a jamais eu une telle offre, sans compter l'énorme boum de la romantasy et de la dark romance, qui touchent des publics spécifiques. » Au second semestre, Mnémos publie notamment Le bâtard de Kosigan de Fabien Cerutti et sous son label Mu Ecowarriors de Jean-Marc Ligny.

Indépendants en difficultés

Les difficultés sont néanmoins réelles pour certains indépendants. En liquidation judiciaire l'an dernier, les éditions ActuSF ont retrouvé le chemin des librairies en juin, relancées par le groupe Salomon-Sansonnet. Malgré le succès de la trilogie Le Chevalier aux épines de Jean-Philippe Jaworski, Les Moutons électriques ont quant à eux lancé, début septembre, un appel aux dons pour renflouer leur trésorerie. La maison fondée par André-François Ruaud n'en maintient pas moins son programme de parution, dont un détonnant Romantasy !, dans lequel Juliette Candau et Anaëlle Valléry décryptent la réalité d'un phénomène éditorial qui a contribué aux difficultés de la maison bordelaise. « La brusque percée de la romantasy a pour conséquence la nette baisse des ventes de nos titres de fantasy adulte, à l'exception des livres de Jean-Philippe Jaworski », déplore André-François Ruaud.

Car les éditeurs doivent bien composer avec la place croissante de la romantasy en librairie. « Il faut se battre un peu plus que d'habitude sur les mises en place. Heureusement, la qualité des réassorts nous permet de conserver nos niveaux de vente », observe Yann Olivier (L'Atalante). « Si nous gardons notre place sur les tables pour les œuvres anglo-saxonnes, c'est en revanche plus compliqué pour les auteurs français, confirme Jean-Philippe Mocci (Leha). Il y a clairement des arbitrages qui se jouent face à la vague de la romantasy. » L'éditeur n'en publie pas moins à la rentrée le nouveau roman post-apocalyptique de Philippe Tessier, Exode, dans l'univers de la série Polaris.

De son côté, Olivier Girard (Le Bélial') n'établit pas de lien entre l'explosion de la romantasy et la baisse des mises en place. « La romantasy est une goutte d'eau dans la surproduction générale endémique qui broie les indépendants, éditeurs et libraires », estime-t-il. « Arriver dans les rayons a toujours été un parcours du combattant, abonde Mathias Échenay, patron de La Volte. La romantasy ne change pas grand-chose pour nous. On aimerait surtout être moins ostracisés par la grande presse sous prétexte qu'on publie du genre. » Au Bélial', l'enjeu de la rentrée est La montagne dans la mer de Ray Nayler, un an après la parution de son remarqué recueil de nouvelles Protectorats. Chez La Volte, ce sont Les nuits sans Kim Sauvage de Sabrina Calvo et le recueil de nouvelles Lanvil emmêlée de Michael Roch.

Des enjeux en poche

Autre tendance : le développement du marché de l'imaginaire pousse les éditeurs à créer leur propre collection de poche. De Saxus a lancé en février dernier son label PAL (pour « Pile à lire »), suivi par Leha en mars avec la collection « Majik » et Rivages/Poche ce mois d'octobre, compliquant un peu plus la tâche des grands éditeurs de poche pour alimenter leur catalogue.

« Il a toujours été compliqué de trouver suffisamment de sources d'approvisionnement pour ce type de littérature, relativise Florence Lottin, directrice éditoriale de J'ai Lu et Pygmalion. L'arrivée de nouvelles collections de poche nous oblige sans doute à être plus convaincants. C'est aussi pour cette raison que nous publions davantage d'inédits. » J'ai Lu en annonce cinq, dont, en janvier, Burnt Offerings, le roman de Robert Marasco dont Stephen King reconnaît qu'il lui a inspiré Shining, et en mai, Buried Deep de Naomi Novik. 

Quelques gros enjeux paraissent néanmoins en poche, telle la série Terra Ignota d'Ada Palmer dont Le Livre de Poche a repris le tome 1 début septembre. L'éditeur publie également Le temps des sorcières d'Alix E. Harrow, reprend chez Hugo Les trônes trahis de Nesrine Ammari et continue d'exploiter Brandon Sanderson, auteur phare de son catalogue avec notamment les trois volumes d'Alcatraz contre les infâmes bibliothécaires. En fin d'année paraîtra un poche collector des Fourmis de Bernard Werber.

Un éclectisme qu'on retrouve aussi chez Pocket Imaginaire, collection dirigée par Charlotte Volper à travers le label Les étoiles montantes de l'imaginaire. Pensé comme une « porte d'entrée » pour les lecteurs peu familiers du genre, il accueillera l'année prochaine des auteurs comme Anouck Faure, Yusuke Kishi ou Gretchen Felker-Martin. Fin 2025, le label publiera la série Les chroniques de St Mary de Jodi Taylor, paru en grand format chez Hervé Chopin.

Côté grands formats, quelques poids lourds sont à signaler, parmi lesquels Songlight de Moira Buffini (La Martinière), premier opus de la Trilogie des Torches, dont une adaptation TV est en cours de production. Et chez Bragelonne, Les portes de lumière du Sri-lankais Vajra Chandrasekera et Le Grand Quand d'Alan Moore, premier tome de sa pentalogie Long London.

Retrouvez en documents liés nos 4 coups de coeur imaginaire du mois d'octobre et le classement GFK/Livres Hebdo des meilleures ventes d'imaginaire d'août 2023 à juillet 2024.

« Il nous faut absorber l'offre de romantasy »

Quelles tendances observez-vous dans votre rayon ? Aujourd'hui, la romantasy apparaît incontournable...

Angéline Seux : La romantasy monte en effet très fort, avec un grand nombre d'éditeurs qui s'efforcent de conquérir des parts de marché. C'est un flux difficile à travailler car la production est énorme, avec beaucoup de titres qui se ressemblent et qu'on peine pour cette raison à mettre en avant. Mais il y a aussi des séries proposées par des éditeurs installés comme De Saxus, Hugo ou Bragelonne qui se vendent très bien.

Plusieurs éditeurs indépendants signalent des mises en place plus réduites pour les livres d'imaginaire « traditionnels » (science-fiction, fantasy et fantastique)...

Il nous faut en effet absorber l'offre de romantasy ! Nous avons aujourd'hui deux tables de romantasy/fantasy à la librairie, mais qui sont en réalité constituées à 90 % de romantasy. La fantasy traditionnelle a aussi son public, mais essentiellement via des auteurs classiques (Tolkien, Le Guin...) ou très installés (Martin, Hobb, Jordan, Sapkowski...) alors que les nouveautés peinent à trouver leurs lecteurs. Il y a heureusement des exceptions, comme la série Le cycle de Syffe de Patrick K. Dewdney au Diable Vauvert. On note aussi un certain engouement pour la cosy fantasy, un nouveau sous-genre qui semble prometteur.

La romantasy a-t-elle sa place au rayon imaginaire ?

C'est une vraie question. Nous réfléchissons à revoir l'aménagement du rayon en associant davantage la romantasy à la romance. Les passerelles sont évidentes tant les deux genres sont voisins et certains best-sellers comme la série Hadès & Perséphone de Scarlett St. Clair (Hugo) sont d'ailleurs déjà vendus chez nous en romance.

Outre la romantasy, vous avez parlé de la fantasy. Comment se portent la science-fiction et le fantastique ?

Le rayon SF est au fond du magasin, un peu caché. Il tourne aussi beaucoup sur les valeurs sûres, à savoir les livres d'Alain Damasio et Liu Cixin, ou encore Dune, de Frank Herbert, qui bénéfice depuis deux ans de la sortie des adaptations de Denis Villeneuve. C'est plus compliqué en revanche pour les nouveaux auteurs. Certains éditeurs se sont lancés dans de nouvelles collections comme Le Bélial' avec Une heure lumière, qui propose des textes courts et inédits des meilleurs auteurs et autrices francais et anglo-saxons, avec des couvertures très soignées. Argyll vient d'ailleurs de reprendre le concept avec sa nouvelle collection RéciFs. Quant au fantastique, à l'exception des auteurs connus et reconnus comme Neil Gaiman ou Stephen King, c'est un genre pas ou peu présent dans les nouveautés éditoriales, même si on note un retour de la littérature vampirique avec, notamment, L'empire du vampire de Jay Kristoff chez De Saxus, ou Bride, le nouveau roman d'Ali Hazelwood chez Milady, une autrice qui rencontre un large succès depuis la parution de The Love Hypothesis (Hauteville).

Romantasy : la nouvelle vague

Ils s'appellent Bookmark, Korrigan ou encore Alter Real. Nouveaux venus en librairie et spécialisés en romantasy, ces éditeurs s'imposent déjà comme de solides challengers face aux leaders Hugo, De Saxus et autre Bragelonne. Très suivis sur les réseaux sociaux, recourant massivement aux influenceurs, ils publient beaucoup, multipliant les éditions collector reliées avec jaspage, jaquette et couvertures riches d'effets visuels, habituant progressivement les lecteurs à leur présence dans les rayons.

Il faut dire que les profils de ces nouveaux acteurs sont atypiques : Bookmark et Alter Real viennent de l'édition numérique. Ils y ont fait leurs premières armes, bâtissant des communautés de lectrices tout en développant une offre d'impression à la demande – chez Bookmark la série Kate Daniels d'Ilona Andrews cumule par exemple 90 000 exemplaires vendus en POD –, avant de finalement investir la librairie physique début 2024. Korrigan, de son côté, est un label dédié à la romantasy créé par le groupe City Éditions et actif en librairie depuis le printemps 2023.

Les trois éditeurs ont en partage leur goût pour les imposantes éditions reliées aux couvertures chatoyantes. Un passage obligé pour ce type de publications, a fortiori en librairie : " En romantasy, il est primordial de proposer des beaux objets, sinon les livres ne sont pas repérés ", confirme Angélique Romain, responsable éditoriale chez Bookmark, qui signale déjà quelques jolies réussites commerciales : les deux premiers tomes de la série Le grand maître de la cultivation démoniaque de Moxiang Tong Xiu cumulent 20 000 exemplaires vendus en moins de quatre mois, avant la parution du 3e volume en novembre. Autre succès à son actif, la série La guerre des cœurs égarés de Carissa Broadbent, autrice américaine très suivie sur TikTok.

S'ils sont nouveaux en librairie, Bookmark et Alter Real ont pour eux leurs longues années sur le marché du livre numérique. " J'ai créé la maison il y a sept ans, confie la patronne d'Alter Real Violaine Georgiadis. Notre diffuseur e-Dantès nous a beaucoup apporté, ce qui nous a permis de très vite développer une offre d'impression à la demande. " Le succès venant, Alter Real, qui compte aujourd'hui 500 titres à son catalogue (dont 45 % de romantasy, le reste se répartissant entre romance et suspense) a franchi le cap de la diffusion papier en librairie avec des livres d'Alex Ferder ou Laura Collins. Ce mois d'octobre, l'éditeur monte une nouvelle marche en publiant Le faucheur, premier tome de la série 21 lames de Pierre Grimbert, auteur déjà connu des libraires dont l'essentiel de l'œuvre a paru chez Mnemos.

À peine plus ancien en librairie que Bookmark et Alter Real, Korrigan n'a pas d'historique dans le numérique. La marque du groupe City Éditions a publié son premier titre, Frost, tome 1 de la série " Frost et Nectar " de C.N. Crawford, en mai 2023, trouvant d'emblée le succès avec plus de 8 500 exemplaires vendus. Korrigan publie " trois à quatre titres chaque mois, soit une quarantaine de nouveautés par an ", selon Emma-Lise Guez, responsable de la communication, qui signale des tirages moyens de 6 000 exemplaires pour les collectors et 3 000 pour les éditions courantes. Parmi ses autrices phares figurent Olivia Wildenstein (aussi publiée chez " New Rules ", à l'Archipel) et J. Bree.

Bien sûr la question se pose : les librairies ont-elles la place pour accueillir cette nouvelle – et abondante – production ? Angélique Romain se montre optimiste : " Nous voyons sur les réseaux sociaux que les lectrices nous connaissent très bien et attendent nos nouveautés ", observe-t-elle. " Le marché répond bien pour le moment, abonde Emma-Lise Guez. C'est vrai qu'il y a beaucoup de parutions, mais notre diffuseur La Diff chez Hachette fait un travail extraordinaire de mise en place. " La publication de collectors crée aussi un sentiment d'urgence sur des lectrices qui ont tendance " à se jeter sur les nouveautés pour être sûres d'avoir leur exemplaire ".

 

Callidor ressuscite les trésors oubliés 

Les œuvres du patrimoine offrent un champ infini de découvertes et/ou de redécouvertes. Certains éditeurs, à l'instar de Callidor, s'en sont fait une spécialité. Fondée en 2011 par Thierry Fraysse, la maison publie des textes de l'âge d'or de la fantasy : à son catalogue resserré d'une trentaine de titres, figurent des incontournables comme Le grand dieu Pan d'Arthur Machen, mais aussi des œuvres moins connues ayant exercé une influence majeure comme Le serpent Ouroboros d'Eric Rücker Eddison, Les trois Malla-Moulgars de Walter de la Mare ou Lilith de George MacDonald. " Tous ces auteurs ont en commun d'avoir publié avant Tolkien. Leur fantasy emprunte d'autres chemins, elle est influencée par les contes de fée, les poètes victoriens, la geste arthurienne ou les mille et une nuits ", explique Thierry Fraysse. Depuis son entrée dans le collectif Anne Carrière en 2021, Callidor bénéficie de la diffusion/distribution de MDS, ce qui lui a permis de monter en puissance et de développer un noyau de lecteurs plus importants. Cet automne, l'éditeur publie La fille du roi des elfes de Lord Dunsany, La nef d'Ishtar d'Abraham Merritt ainsi qu'une édition de luxe de Dracula de Bram Stoker. Tiré à 7 000 exemplaires, l'ouvrage propose une préface inédite de Stephen King et est agrémenté de 30 aquarelles de Christian Quesnel.  

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