Dès Le serment des barbares, son premier roman (1999, chez Gallimard, comme toute son œuvre en France), Boualem Sansal, né en 1949, s’est imposé comme l’un des écrivains les plus talentueux de notre littérature, les plus courageux aussi. Cet Algérien qui vit et travaille toujours dans son pays, à Boumerdès, près d’Alger, sans prétendre à aucune vocation de martyr, est en effet un farouche combattant pour la liberté de penser et d’écrire, la démocratie, donc un adversaire résolu de tous les totalitarismes, fanatismes religieux et obscurantismes. Depuis, il a publié six autres romans qui mettent en lumière les plaies du passé de son pays toujours à vif et qui expliquent en partie son présent, sans concession, avec un humour volontiers grinçant. Mais surtout avec un amour profond pour l’Algérie et son peuple : les humbles, en priorité, qui luttent pour vivre, malgré la dictature qui les étouffe, l’intégrisme qui les menace, la violence qui peut resurgir à chaque instant. Sansal, au moment où il publie un nouveau roman à la fois fidèle à lui-même et différent, méritait bien un "Quarto" monumental qui les rassemble, préfacé par Jean-Marie Laclavetine, son éditeur, et enrichi de documents biographiques inédits, rescapés de la guerre et d’un séisme.
Que Boualem Sansal ait placé son 2084 La fin du monde, comme un clin d’œil sinistre, sous la grande ombre d’Orwell, ne nous surprendra guère. L’un, horrifié par les totalitarismes et la barbarie de la guerre de 39-45, dressait dans 1984, paru en 1949, le tableau apocalyptique de ce qui attendait l’humanité. L’autre imagine - puisque, non sans ironie, il insiste sur le fait que "le monde [qu’il] décri[t] dans ces pages n’existe pas et n’a aucune raison d’exister" - un vaste pays, l’Abistan, dirigé par l’Appareil et ses différentes instances, inspiré par le Gkabul, le livre sacré qui proclame que "Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué". Toute ressemblance, en effet, avec quelque chose de connu ne saurait être que fortuite. Mais même dans une société si divine, si parfaite, qui ressemble à l’Iran en bien pire ou à ce qui se passerait si l’Etat islamique parvenait à triompher au Moyen-Orient et à exporter partout sa terreur, il existe des fortes têtes, des dissidents, des mabouls qui rêvent de liberté. Comme cet Ati, un mécréant, dans son château fort sanatorium dont il s’enfuit un jour au sein d’une caravane. Il mettra un an pour traverser un pays désert à la suite du Char, la Grande Guerre Sainte, et parvenir enfin à la capitale où il connaîtra bien des mésaventures, avant de finir en "transfuge" recherché par les nervis du régime.
Le roman est picaresque et foisonnant, drôle et angoissant à la fois. Dès l’exergue, Sansal annonce la couleur : "La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité." Imparable. Jean-Claude Perrier