« Les histoires vécues sont toujours racontées a posteriori. » Parce qu'au départ, on n'a pas forcément les mots pour le dire. Au contraire, les maux et l'incompréhension sont tels, qu'ils nous prennent au dépourvu, y compris concernant les décisions les plus irrationnelles. Ainsi Ismaël ne s'explique toujours pas comment il a pu abandonner sa femme Médée dans un aéroport. Une scène longuement décrite dans Médée chérie, roman précédent de Yasmine Chami, dont voici la suite. Cette historienne et anthropologue franco-marocaine (spécialiste des femmes migrantes) aime se pencher sur les différentes strates composant notre psyché. Alors que le premier volet se penchait sur le sort de Médée, délaissée et esseulée, le second s'intéresse au point de vue du mari. Ismaël est un chirurgien admiré, habitué à soigner les douleurs d'autrui, alors qu'est-ce qu'il lui a pris d'infliger une telle blessure à son épouse bien-aimée ? « Tu as réussi nos enfants, notre maison, ton œuvre et même ta chute dans cet aéroport. Regarde-moi chérie, ton vieil Ismaël bon pour la poubelle. » Comment se regarder en face après un geste aussi drastique ?

« Ce qui arrivait à Médée pouvait survenir à n'importe quel moment dans leur vie en apparence unie, la fragilité d'un foyer est infinie par les temps qui courent. » La lâcheté aussi... Celle d'un homme qui se sent bien obligé de se regarder en face pour continuer à vivre avec lui-même. Loin d'en être fier, il revient sur tous ces petits gestes anodins et quotidiens qui nous mènent à nos pertes. Leur histoire de départ était pourtant si belle, si fortement ancrée dans l'amour, mais de là à rimer avec toujours... Une ombre bien réelle a obscurci ce beau tableau. Elle porte le prénom de Meriem. Son ancienne étudiante, devenue sa consœur, a tout simplement envahi son corps et son cœur. Pas de doute, « cette histoire avait fait de lui un homme pris dans le vertige d'un désir sans limites ». Tiraillé, Ismaël a connu l'extase avant de se heurter à ses « défaites intérieures ». À travers cette relecture du mythe de Médée et Jason, Yasmine Chami interroge la construction et les failles de la masculinité. Pas facile de tracer sa « route solaire », comme l'écrivait René Char, qu'elle place en exergue de ce roman si actuel.