Les essais de Pierre Bayard sont toujours stimulants pour l’esprit, ne serait-ce que parce qu’ils nous invitent à lire ou à relire. Cette fois, il est question de Murakami, de Barjavel, de Kafka, de Dostoïevski, de Nabokov, des sœurs Brontë, de Frederick Pohl ou de la série américaine Sliders dans laquelle les protagonistes "glissent" d’un monde à un autre.
Psychanalyste, professeur de littérature française à l’université Paris-8, Pierre Bayard reprend l’hypothèse quantique de la superposition des états et des univers parallèles. La meilleure illustration reste toujours celle du fameux chat de Schrödinger qui est à la fois mort et vivant tant qu’on n’a pas ouvert la boîte dans laquelle il se trouve. Elargie à la littérature, cette hypothèse du multivers donne le vertige. Elle valide au passage les concepts émis dans Enquête sur Hamlet (Minuit, coll. "Double", 2014), Le plagiat par anticipation (Minuit, 2009) ou Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (Minuit, 2010).
Pierre Bayard prend donc l’affirmation de certains physiciens au sérieux. "Je considère à la fois comme vraisemblable et comme utile l’idée que je ne suis pas seulement en train d’écrire cet essai, mais que je me livre au même moment à une multitude d’autres occupations, en particulier professionnelles et amoureuses, dans une infinité d’univers simultanés."
Cette théorie, très pratique pour expliquer pourquoi Kafka a si bien décrit l’univers concentrationnaire - parce qu’il l’a vécu dans un autre monde - permet de résoudre quelques énigmes de la vie quotidienne. "Si chacun d’entre nous ne vit pas seulement dans le monde où il a le sentiment de vivre, mais également en même temps dans une multitude d’autres, dont certains suffisamment proches pour qu’il en perçoive des signes assourdis, il n’est pas étonnant que nous ayons des difficultés - incapables d’habiter pleinement ce monde-ci - à communiquer les uns avec les autres."
Les bifurcations de l’existence, l’inquiétante étrangeté qui se manifeste lors du sentiment de "déjà-vu" ou l’irrémédiable attraction du "coup de foudre" s’expliqueraient alors par le fait que nous ne cessons de passer d’un univers à un autre, même furtivement, et que nous habitons plusieurs mondes.
Dans cet essai borgésien sur la littérature et l’art envisagés comme des mondes intermédiaires au nôtre, les œuvres deviennent poétiquement les traces de ces mondes alternatifs. "Nous sommes chacun une multitude de personnes." Voilà pourquoi on ne relit jamais le même livre, on ne regarde jamais le même tableau, on n’embrasse jamais la même personne ! De ces réjouissants paradoxes, on peut même tirer une évidence : vivre, c’est partir à la recherche de toutes les existences possibles. Pas mal comme programme pour 2014 ! Laurent Lemire