Rafraîchissant dans une époque obnubilée par la « réalisation des fantasmes ». « Je ne suis rien/Jamais je ne serai rien./Je ne puis vouloir être rien./Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. » Ainsi commence la poétique introspection de « l’individu de la mansarde » dans Le bureau de tabac de Pessoa. De manière moins lyrique, le psychanalyste britannique Adam Phillips fait le même constat dans son dernier essai. L’auteur de La meilleure des vies : éloge de la vie non vécue interroge le sens de l’écart entre notre désir et le réel qui l’entrave. La question est posée d’emblée dans le prologue : « Il vaut certainement la peine de vivre une vie qui n’a pas été étudiée. Vaut-il la peine d’étudier une vie qui n’a pas été vécue ? » Oui, puisque les pages qui suivent, inspirées d’articles déjà parus dans des revues, tentent d’y répondre. « A propos de la frustration », « Ne pas saisir », « Se tirer d’affaire », « S’en dégager »… Les chapitres sont autant de petits essais nourris de lectures psychanalytiques (Freud, Lacan, Winnicott, André Green) et critiques (Isaiah Berlin, Slavoj Zizek) mais aussi littéraires (Shakespeare, Aldous Huxley, Philip Larkin, Graham Greene). Le désenchantement est inévitable, Phillips rappelle que la désadaptation est « la seule adaptation de l’homme à son monde, l’adaptation entre ce qu’il désire et ce qui lui est offert », « ce que Camus, de manière un peu distraite, appelle “l’absurde? ». Aussi la frustration fait-elle partie de la vie. Contrairement à ce que nous vend la société consumériste du « choix », il n’est pas si souhaitable que nos fantasmes soient réalisés. Le souci de se tirer d’affaire, ce salut au rabais, n’est pas non plus une bonne chose : « Si vous vous en tirez c’est que vous êtes revenu de vos attentes, y compris celles du récit. » Ce serait troquer la tragédie contre le drame. Et de pointer avec humour : « Que se serait-il passé (sans même parler des conséquences pour la psychanalyse) si Œdipe s’en était sorti et avait coulé des jours heureux ? »
Sean J. Rose