Pour ceux qui n'auraient pas encore succombé au charme de la nouvelliste irlandaise, Claire Keegan, voici une nouvelle occasion de découvrir son univers fort et délicat, Sabine Wespieser faisant paraître un troisième titre, deuxième recueil de nouvelles après L'Antarctique et la novella Trois lumières, tous deux disponibles en 10/18.
A l'exception de "Près du bord de l'eau", une nouvelle un peu à part, qui se passe au Texas, on retrouve le cadre et l'atmosphère familière de l'écrivaine : une Irlande de vent et de pluie, de côtes sauvages, de tourbière, de campagnes agricoles... Et la violence archaïque et sourde des liens entre les hommes et les femmes, entre les parents et leurs enfants. Une sorte de guerre qui se tient rarement front contre front mais qui se lit dans les vérités entendues derrière des portes, dans le dos des intéressés. On se moque, on médit, on insinue, on sous-entend. La cible - le prêtre qui observe la jeune mariée pendant la cérémonie d'"A travers les champs bleus", le brigadier, "grand homme de l'IRA" de "Renoncement", nouvelle inspirée d'une anecdote racontée par John McGahern - pressent qu'elle est le sujet de ces conversations qui s'interrompent quand elle s'approche. Mais rien n'est jamais ouvertement formulé. Ou alors c'est un récit indirect qui révèle : dans "La fille du forestier", une mère de famille mal mariée qui a le don de raconter des histoires se servira de l'une d'elles pour se livrer et régler ses comptes.
Habitées d'une forme d'endurance, qui n'est jamais de la résignation, et un peu sorcières, les personnages féminins des histoires de Claire Keegan apparaissent d'une détermination sauvage, vivace. Face à elles, des hommes mal dégrossis, brutaux dans leurs façons comme dans leurs sentiments. «Maintenant qu'il en connaissait une, Stack avait conscience qu'il ne comprendrait jamais les femmes. Elles flairaient la pluie, déchiffraient l'écriture des médecins, entendaient l'herbe pousser", constate dans "La nuit des sorbiers" le vieux garçon solitaire qui partage sa vie avec une chèvre avant qu'une étrange voisine ne vienne s'installer dans la maison mitoyenne.
Bien d'autres thèmes traversent ces huit nouvelles parfois difficiles à situer dans une époque précise : l'importance des corps, de la chorégraphie domestique - mettre une bûche dans la cheminée, faire chauffer l'eau du thé... -, la magie et les superstitions, les franges entre folie et raison. Le point de bascule entre le non-dit et l'exprimé. "Le cadeau d'adieu", où une jeune fille quitte la maison familiale pour prendre l'avion pour les Etats-Unis, est un modèle d'équilibre entre toutes ses tensions.
"Quelque chose dans l'oeuvre était fondamental et simple", note le personnage d'écrivaine en résidence dans "Une mort lente et douloureuse". On ne saurait mieux qualifier ce qui se joue dans les admirables histoires de Claire Keegan.