Via Fleurus, sa filiale jeunesse, Média-Participations sera le premier des grands groupes français d’édition à tester le nouveau service d’abonnement de livres numériques d’Amazon. Comme d’habitude, le site de vente en ligne ne fait aucune déclaration sur ce lancement, présenté comme "imminent" aux éditeurs contactés depuis la rentrée. Le cybermarchand a entrepris la même prospection en Allemagne. Au Royaume-Uni, il a ouvert ce service baptisé Kindle Unlimited le 24 septembre (à 7,99 livres sterling par mois), quelques semaines après le lancement initial cet été aux Etats-Unis (à 9,99 dollars par mois). Le groupe américain avait déjà mis en place une sorte de bibliothèque numérique dès avril 2011, gratuite mais réservée aux adhérents de son forfait de livraison, dont elle constitue toujours un produit d’appel.
Plus de stockage
Oyster et Scribd l’ont précédé aux Etats-Unis, deux projets ambitieux parmi de nombreux autres. Le premier a réuni 17 millions de dollars de capital. Une frénésie de créations similaires a fleuri en Allemagne, en Espagne, au Japon, en Russie. "C’est une tendance de marché, hélas pour la rentabilité : les plus de 40 à 50 ans ont besoin d’une bibliothèque, mais un simple accès à du contenu suffit aux plus jeunes, qui ne stockent même plus de films ou de musique sur un disque dur", analyse Claude de Saint Vincent, directeur général de Média-Participations.
L’arrivée d’Amazon dans la diffusion d’ebooks sur abonnement fera connaître au grand public ce système d’accès encore confidentiel. En France, trois entreprises s’y sont lancées : Youboox en mars 2012, suivie d’Izneo créée par des éditeurs de BD en mars 2014 et de Youscribe en mai. D’autres les avaient devancées, mais uniquement à destination des bibliothèques universitaires ou de recherche : Cyberlibris (qui a depuis développé Smartlibris pour le grand public) ou Cairn en sciences humaines, suivies de Numérique premium plus récemment. Elles sont inspirées de ce que Reed Elsevier, Springer et Wolters Kluwer ont mis en place sur une tout autre échelle dans la diffusion des revues de sciences, techniques et médecine depuis près de deux décennies. Quelques éditeurs ont aussi lancé leur propre offre d’abonnement, comme Lavoisier dans les sciences toujours, ou Publie.net en littérature. L’Harmattan prépare aussi la sienne avec les 35 000 titres de son fonds qui seront tous convertis en ePub, annonce Alessandra Fra, responsable de l’Harmathèque.
Spotify et Deezer ont popularisé la diffusion numérique sur abonnement dans la musique. Netflix, disponible en France depuis le 15 septembre, fait de même avec l’audiovisuel. Dans le livre, la référence à ces marques est souvent utilisée pour faire comprendre le principe : le client paie un forfait mensuel d’en général une dizaine d’euros, dollars ou livres sterling et regarde ou écoute tout ce qu’il peut. Cette possibilité de consommation sans limites apparaît effrayante pour l’édition, qui apprivoise à peine la vente et le téléchargement à l’unité, et s’inquiète du risque de substitution et de perte de revenu.
Prêt ou streaming
Pour rassurer ses interlocuteurs, Juan Pirlot de Corbion évoque les bibliothèques. "Depuis des décennies, elles offrent des milliers de références en accès gratuit et illimité à leurs adhérents. Le prêt est une forme de streaming opéré par des institutions publiques", assure le P-DG de Youscribe. "Nous proposons à nos abonnés un modèle de bibliothèque et de service de lecture, avec une sélection de contenus de qualité", explique Hélène Mérillon, P-DG de Youboox, avec la même référence aux institutions de prêt. La proximité de service se transforme en concurrence réelle pour les bibliothèques qui veulent aussi fournir du livre numérique à leurs usagers (voir p. 25).
Contre le piratage
Les fournisseurs d’abonnement insistent en revanche sur la non-concurrence avec les autres canaux de diffusion. "C’est un élargissement du marché du livre, qui contribue à ramener des jeunes vers la lecture", selon la fondatrice de Youboox, qui met en avant 500 000 inscrits et 10 000 abonnements vendus. "Les producteurs de musique sont satisfaits de la valeur que reconstitue le streaming", affirme celui de Youscribe (800 000 inscrits au service de diffusion documentaire, 10 000 abonnés espérés cette année). Mais la musique est ravagée par le piratage, et les producteurs n’avaient plus rien à perdre. C’est un des arguments brandis pour inciter les éditeurs à passer leur catalogue numérique en abonnement. "S’ils ne le font pas, d’autres s’en chargeront à leur place", prévient Nicolas Lebedel, directeur commercial d’Izneo ("quelques milliers" d’abonnés). Il a raison : en Grande-Bretagne, le site OnRead proposait deux millions de livres numériques à volonté, pour 9,99 livres sterling par mois, sans se préoccuper de quelconques droits. Le service de police chargé des atteintes à la propriété intellectuelle l’a fermé début septembre. Pour convaincre les éditeurs de l’urgence de proposer une offre légale attractive, Youboox avait réalisé à la veille du Salon du livre une brève étude sur une centaine de livres numériques, affirmant qu’un titre sur deux était piraté.
Très exposée, la BD s’est montrée la plus réceptive. Chez Média-Participations, Dupuis, Dargaud, Le Lombard alimentent l’offre d’Izneo. Les éditeurs de manga, encore plus copiés, y participeraient volontiers, mais les groupes japonais leur refusent les droits nécessaires, explique Nicolas Lebedel. En Espagne, c’est aussi le piratage généralisé qui a incité Bertelsmann, Planeta et Telefonica à lancer Nubico en septembre 2013, en modulant toutefois l’accès "illimité" : les best-sellers et nouveautés sont disponibles, mais contre un supplément de 0,99 euro à 3,99 euros par titre, sur l’abonnement de 8,99 euros.
Un échantillon limité
Les éditeurs français ne lâchent pas non plus tout leur catalogue : l’abonnement d’Izneo propose 1 600 titres sur les 9 240 BD de la plateforme, précise Nicolas Lebedel. "C’est un accès illimité et facile sur un échantillon limité, de titres du fonds difficiles à trouver dans l’univers physique. Pour le moment, c’est du bonus", note Claude de Saint Vincent, qui a signé aussi avec Youboox et Youscribe, mais pas avec Amazon pour la BD. "En jeunesse, le marché numérique est très balbutiant, il n’y a donc pas encore d’enjeu et de risque de cannibalisation. On a intérêt à tout essayer, d’autant qu’Amazon a besoin d’une offre crédible et nous propose des contrats courts, qui pourront être rediscutés", précise le directeur général de Média-Participations. L’Harmattan, aussi présent sur Youboox, teste le service avec les 6 000 titres de son fonds littéraire (roman, théâtre, poésie), mais pas avec son catalogue de sciences humaines, explique Alessandra Fra. NumerikLivres, éditeur pure player, qui confie quelques titres à Youscribe après avoir essuyé les plâtres sur Youboox, a d’autres impératifs : "Nous devons être présents sur le plus de plateformes possibles, pour être visibles", reconnaît Anita Berchenko, éditrice déléguée. Christian Jacq fait aussi feu de tout bois avec ses polars qu’il réédite dans sa maison, J éditions. Allary, Au Diable vauvert, Bragelonne, Eyrolles, Kero, Le Petit Futé, Publibook se sont aussi laissés tenter par ce modèle, parmi plusieurs dizaines de petites ou moyennes maisons.
Face aux bibliothèques
Les grands groupes restent sur la réserve. "Ce n’est pas encore opportun, alors que le modèle du livre numérique commence tout juste à s’établir et réclame toute notre attention", juge Nathalie Mosquet, responsable du développement numérique chez Editis. "Il n’y a pas vraiment de demande du côté des lecteurs, selon le baromètre de la Sofia, et ce n’est pas encore très pertinent pour le livre. Il y a bien d’autres pistes à explorer avant, comme l’articulation papier-numérique, le travail avec les communautés de lecteurs, avec le souci d’une préservation de la valeur", déclare Alban Cerisier, directeur du développement du groupe Madrigall. Côté recettes, la rémunération des éditeurs semble aussi incertaine que faible, et plus encore celle des auteurs (voir encadré p. 24). Jean Arcache, P-DG de Place des éditeurs, s’interroge sur la compatibilité avec la loi sur le prix du livre numérique, mais s’intéresse de près à la diffusion à l’étranger que facilitent ces nouveaux services. Hachette ne s’exprime pas.
Sans les best-sellers des grands groupes de littérature générale, l’abonnement numérique n’apparaît donc que comme un second choix par rapport au prêt numérique qui se met en place dans les bibliothèques : elles disposeront bien d’une partie des nouveautés qui comptent (voir ci-contre). Amazon ne fera pas mieux en qualité, même si en quantité son catalogue sera impressionnant, fort des centaines de milliers de titres des auteurs autopubliés sur Kindle Direct Publishing. H. H.
Un modèle économique paradoxal
Dans le livre comme ailleurs, les offres dites illimitées ne sont rentables que si le consommateur se montre frugal. Chez Youboox comme chez Youscribe ou Izneo, les éditeurs se partagent le chiffre d’affaires des abonnements (8 à 10 € mensuels) au prorata de la consommation des lecteurs, moins la remise de l’opérateur (40 % chez Youscribe, 50 % chez Youboox, Izneo ne précise pas). S’il y a peu d’abonnés, de surcroît avides de lecture, la recette moyenne par livre sera moindre. S’ils sont 100 000 au lieu de 5 000, et s’ils oublient la boulimie de lecture qui les animait au moment de donner leur numéro de carte bancaire, c’est tout bénéfice pour les éditeurs et les auteurs. Comme dans un restaurant qui offre le buffet à volonté, l’affaire est d’autant plus rentable que les clients sont nombreux mais vite rassasiés.
Certains éditeurs ont négocié un revenu minimal pour se prémunir des aléas liés à la variation du nombre d’abonnés et de leur consommation. Amazon a choisi de régler le prix du livre quand le lecteur en a lu plus de 10 %. Le site prend ainsi le risque de surconsommation à sa charge. C’est aussi ce que propose Oyster, adossé à ses 17 millions de dollars de capital, pour convaincre les éditeurs américains de lui confier au moins du fonds, et attirer ensuite des abonnés. Le site ne révèle pas leur nombre. Mais HarperCollins, Perseus, Simon & Schuster et Wiley ont signé. Pour séduire financièrement les éditeurs français et enrichir son catalogue, Youboox prévoit de lancer une augmentation de capital de "2 à 3 millions d’euros au printemps 2015", annonce Hélène Mérillon. H. H.
Bibliothèques concurrentes ou complémentaires ?
Les bibliothèques estiment qu’elles peuvent dynamiser le marché du livre numérique.
Nouvelles dans le domaine marchand, les offres d’abonnement à des collections de livres numériques sont déjà pratiquées depuis plusieurs années dans les bibliothèques françaises. Si les bibliothèques universitaires ont été pionnières en la matière, les établissements de lecture publique s’y mettent progressivement. Une enquête du ministère de la Culture publiée en mars dernier montre que 82 % des bibliothèques municipales des villes de plus de 70 000 habitants et 54 % des bibliothèques départementales de prêt proposent des ressources numériques, parmi lesquelles des ebooks. Opérationnel depuis début septembre dans quatre bibliothèques (Grenoble, Montpellier, Aulnay-sous-Bois et Levallois-Perret), le programme Prêt numérique en bibliothèque (PNB) donne une impulsion nouvelle au développement de l’offre de livres numériques dans les établissements de lecture publique.
La nouveauté de PNB est de proposer un point d’entrée unique (en théorie, Hachette ayant décidé de passer par la plateforme Biblioaccess de Numilog) aux catalogues d’ebooks proposés par les éditeurs aux bibliothèques. Jusque-là, celles-ci étaient contraintes de prendre des abonnements à chacun des dix fournisseurs sur ce marché. La force du PNB, même si des progrès restent à faire, est également d’avoir réussi à convaincre les grands éditeurs français, parmi lesquels les groupes La Martinière et Madrigall, d’ouvrir un peu plus leurs catalogues numériques aux bibliothèques, en particulier en ce qui concerne les nouveautés. Si le principe d’un embargo de six à douze mois demeure la règle, plusieurs éditeurs ont accepté de mettre dans leur offre des titres de la rentrée littéraire.
Le conseil en plus
L’arrivée d’opérateurs privés sur le créneau de l’abonnement d’ebooks pour les particuliers laisse les bibliothécaires français parfaitement sereins, contrairement à leurs homologues américains et britanniques. Dans son rapport sur le livre numérique en bibliothèque publié cet été, l’Ifla (International Federation of Library Associations) mentionne que "la tension entre des fournisseurs privés, dont la motivation est le profit, et les bibliothèques, dont la motivation est de donner un accès gratuit à l’information, va s’exacerber quand il apparaîtra que leurs offres sont les mêmes".
La position des professionnels est très différente en France : "Notre offre est meilleure, accessible pour 15 euros par an en moyenne, quand l’abonnement aux opérateurs privés est autour de 9 euros par mois, et nous proposons en plus de l’accompagnement et de la médiation, ce que n’apportera jamais Amazon", résume Lionel Dujol, secrétaire délégué au numérique à l’ABF (Association des bibliothécaires de France).
Reste que du côté des opérateurs privés, comme de celui des bibliothèques, catalogues et pratiques de lecture sont encore en construction. Au point de changer la donne entre les deux camps ? "Au Québec, il s’est vendu 2,5 millions de livres numériques en 2013 dont 25 % achetés par les bibliothèques, rappelle Lionel Dujol. Les bibliothèques ne sont pas des concurrentes des éditeurs mais des leviers du marché." Un point de vue partagé par Peter Brantley, directeur du numérique à la bibliothèque publique de New York, dans un billet publié sur le site de Publishers Weekly : "La collaboration entre les bibliothèques et les éditeurs permettrait de créer un marché de la lecture numérique indépendant qui libérerait lecteurs, éditeurs, auteurs de l’hégémonie d’Amazon." Editeurs et bibliothèques, même combat ? V. H.