Regardez bien la photographie, sur la couverture de Blue book, le grand livre d’Elise Fontenaille-N’Diaye. Cette jeune fille émouvante, impeccablement coiffée, vêtue à l’Occidentale, est une Nama ou une Héréro, les deux peuples de la colonie allemande du Sud-Ouest africain, devenue la Namibie, décimés, massacrés, déportés, quasiment éliminés par les Allemands en une trentaine d’années de domination. Une survivante, prise en photo par ses bourreaux, dans des intentions "anthropologiques" : sur 40 000 Namas et 80 000 Héréros recensés dans les années 1880, à l’arrivée des Allemands, il en restait moins de 20 000 et 15 000 en 1908, lorsqu’ils furent "graciés" par le Kaiser. Cette histoire, bien oubliée aujourd’hui, est absolument monstrueuse.
Lorsqu’ils débarquent sur ce qu’on appelait la côte des Squelettes, les envoyés de Bismarck croyaient tomber sur des sauvages nus et emplumés. Les voici face à des chrétiens parfaitement policés, dont certains extrêmement cultivés : ainsi Kaptein Hendrik Witbooi, le chef des Namas, un brillant intellectuel qui tente de les repousser pacifiquement, avant de devenir l’un de leurs plus farouches ennemis. En 1896, lors de l’Exposition coloniale de Berlin, son fils et ses amis refuseront de se déshabiller, de se laisser exhiber et photographier leurs parties intimes par de soi-disant scientifiques, comme Eugen Fischer, ami de Heidegger et maître d’un certain docteur Mengele. Face à ces gens qui ne demandent qu’à vivre en paix, les Allemands envoient des brutes barbares : Heinrich Göring, père du sinistre Hermann, Curt von François, un huguenot, mercenaire implacable, le général von Trotha, avec toute son armée, qui massacre les autochtones révoltés au shrapnel, en 1904, lors de ce qu’on a appelé la "nuit rouge". Son bras droit se nommait Von Eff, mentor d’Hitler. L’affaire fit quand même scandale, jusqu’à Berlin.
Dix ans après, les Anglais prirent la colonie aux Allemands et, en 1917, diligentèrent une enquête, confiée à un jeune juge irlandais, O’Reilly, un ami des Héréros. Son rapport, le Blue book, fut accablant. Mais l’auteur mourut opportunément en 1919 (grippe espagnole ?), et tous les exemplaires de son travail furent détruits en 1926, à la suite d’un chantage des Allemands sur les Anglais, à propos des exactions commises dans leurs propres colonies. Par miracle, un seul Blue book a survécu. Il se trouve à Pretoria, dans une bibliothèque, et Elise Fontenaille-N’Diaye, enquêtant sur son arrière-grand-père paternel, le controversé général Mangin, a pu y avoir accès. Elle en produit ici des extraits, accablants pour les auteurs de ce génocide, qui constitue en quelque sorte une répétition générale de la Shoah.
Jean-Claude Perrier