On aurait pu attendre de la meilleure spécialiste française de philosophie morale et politique, Monique Canto-Sperber, qu’elle propose dans son dernier livre sur la liberté d’expression* de nouvelles pistes conceptuelles pour affronter la jungle des réseaux sociaux. Mais, elle se borne finalement à juger indépassables les fameuses thèses déjà anciennes de John Stuart Mill pour qui cette condition fondamentale d’une société libre ne peut avoir de limite, si ce n’est le tort réel fait à autrui. Cet aveu de modestie montre que les concepts philosophiques, en tout cas dans ce domaine, sont arrivés au bout d’eux-mêmes et qu’il convient plutôt d’en perfectionner les conditions pratiques. C’est d’ailleurs la conclusion de l’auteure quand elle suggère d’améliorer, non pas les concepts, mais les procédures susceptibles d’ouvrir davantage le jeu de l’expression publique tout en renforçant la capacité des personnes attaquées à rétorquer. La philosophe passe en quelque sorte le relai au data scientiste et au juriste.
En réalité, aucune autre voie n’est envisageable, sauf à revenir sur le principe de la liberté d’expression et à détricoter les avancées démocratiques qu’il a permises. La tentation est forte, au prétexte que le numérique renforcerait les mauvais côtés de cette liberté, d’appeler de ses vœux un ordre nouveau de la pensée, capable de traiter le problème à la racine en tuant dans l’oeuf les contrevérités, les calomnies, les intimidations. Cette tentation autoritaire n’est pas seulement dangereuse, elle est aussi illusoire puisque tous ces désagréments sont des composantes indissociables de la liberté, à condition de les maintenir dans la limite du supportable.
Apprendre le complexe
La violence liée à la pluralité des points de vue n’est pas nouvelle. Les gens du livre l’ont toujours su. Il suffit d’opérer un carottage au travers des strates civilisationnels d’une grande bibliothèque pour y toucher du doigt le pluralisme irréconciliable des idées. Et encore celui-ci se limite-t-il au jeu d’une conversation différée entre gens du même monde, freinée par la lenteur des médiations de papier. Il n’est pas étonnant qu’avec l’extension et l’accélération de l’expression publique ses effets se ressentent aujourd’hui plus nettement. L’espoir de trouver une recette pour les désamorcer est une fausse bonne idée. Il convient plutôt de les canaliser par un apprentissage de la complexité. Cette éducation cognitive – que l’on pourrait appeler écologie cognitive puisqu’elle vise à respecter la diversité des points de vue tout en favorisant l’équilibre de leurs échanges - devient un enjeu majeur pour les démocraties.
Comme le rappelle dans le dernier numéro de Pour la science Laurence Devillers, spécialiste d’intelligence artificielle et de robotique émotionnelle, cette éducation passe par une meilleure prise en compte des biais cognitifs que nous connaissons bien grâce aux travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky, depuis le biais d’ancrage qui nous accroche à la première impression jusqu’à celui de l’angle mort qui nous empêche de nous retourner sur nos propres biais. Par exemple, le biais de confirmation nous conduit à accorder plus de crédit aux informations qui confortent nos préjugés. Ce biais qui plonge ses racines dans les couches les plus routinières de notre cerveau n’est pas nouveau, même si la viralité des réseaux sociaux en accroît les effets. Désormais, certains algorithmes les utilisent pour influencer nos choix (les « nudges ») et nous enfermer dans des bulles tribales. Inversement, fort de cette connaissance de la mécanique cognitive, on peut tout à fait concevoir des « nudges », comme le suggère Laurence Devillers, qui, au lieu de ramener l’attention vers ce qu’elle connaît déjà, lui ouvre des perspectives transversales tout aussi attractives et la forme, du coup, à adopter un comportement moins émotionnel, plus rationnel, c’est-à-dire plus ouvert.
Règles du jeu
Il ne s’agit pas de prétendre qu’une ingénierie cognitive puisse se substituer à la morale et aux éternels rapports de force. La liberté d’expression a pour fonction, au contraire, de leur permettre de s’exprimer. Elle ne doit pas, cependant, aller jusqu’à fausser la règle du jeu au risque de s’autodétruire. C’est justement ce que n’a pas fait Trump quand il s’en est pris, en inspirant l’attaque du Capitole, aux conditions mêmes de possibilité de la règle, c’est-à-dire à l’Etat de droit (c’est d’ailleurs pour cette raison que le Conseil indépendant de surveillance de Facebook vient d’entériner le blocage du compte). Cette règle du jeu stipule qu’au-delà d’un certain degré de critique, voire même de provocation ou de blasphème utiles aux débats, il n’est pas autorisé de mettre quiconque en danger, soit en le menaçant directement soit, indirectement, en l’exposant à de graves menaces par des insinuations qui lui ôtent toute possibilité de se défendre. La solution démocratique au problème de la liberté d’expression n’est ni morale ni philosophique, mais procédurale.
Cette approche procédurale ne prétend pas remplacer les « grands récits » religieux, nationalistes ou autres qui refont surface de toutes parts. Elle vise seulement à les relativiser car il est devenu clair qu’aucun d’entre eux ne détient à lui seul la solution. Ces récits globalisants sont légitimes et intellectuellement opérationnels, même quand Bruno Latour traite le continuum de la nature comme une personne, avec l’écho que l’on sait dans une partie de la communauté scientifique. On peut difficilement imaginer de s’en passer car la rationalité n’est pas un état chimiquement pur. Toujours partielle et lacunaire elle a visiblement besoin d’un bain de métaphores pour se développer. Il n’en reste pas moins que les progrès techniques qu’elle a suscités, spécialement dans le domaine de l’expression collective des idées, dont les réseaux sociaux font partie, peuvent aider à renforcer le relativisme, c’est-à-dire l’ouverture d’esprit, dont toute démocratie a besoin.
Le progrès n'est rien sans l'éducation
Ce relativisme est un absolu. Il convient de le cultiver, même quand on adhère à des grands récits. Le paradoxe est que l’écosystème numérique qui le favorise en multipliant les perspectives est perçu en même temps comme une menace. On l’accuse alternativement d’enfermer l’opinion dans des obsessions mortifères ou de promouvoir un laxisme moral autodestructeur. Ces critiques ne sont pas bien différentes, au fond, de celles qui s’en prenaient il n’y a pas si longtemps à une ouverture trop large des bibliothèques et préconisaient de ne pas mettre n’importe quels livres dans n’importe quelles mains. Mais, nous n’en sommes plus réduits à ce genre de posture moralisatrice. En externalisant nos facultés de penser les nouveaux moyens d’expression et de communication permettent de mieux en apprivoiser les avantages et les inconvénients. Par exemple, ils font remonter à la surface les chausse-trappes cognitives sur lesquelles travaille Laurence Devillers. En les mettant publiquement à l’épreuve de la réalité ils les rendent plus faciles à contrecarrer. De ce point de vue-là, la pandémie aura été un fantastique laboratoire d’une pensée collective de mieux en mieux informée malgré la complexité du sujet. Elle n’aura pas laissé les fausses nouvelles et les entourloupes de la pensée magique être plus que des feux de paille.
Je sais que le progrès n’a pas bonne presse en ce moment. Le bibliothécaire que je suis ne peut cependant pas abandonner l’idée que les techniques d’expression et de partage de la pensée continuent de progresser comme elles le firent toujours avec le livre, et que ce progrès est bon pour la vie en société. Encore doit-il s’accompagner d’une éducation, en l’occurrence d’une éducation au pluralisme.
*Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d’expression, 2021, Albin Michel.