« Vous qui entrez, lâchez toute espérance », lit-on avec Dante, au chant III de L'Enfer, avant qu'il ne franchisse le seuil du monde des trépassés. Ces mots du poète florentin sur un bandeau rouge seraient idoines comme avis au lecteur pour chaque livre d'Antoine Volodine.
L'auteur des Anges mineurs (Seuil 1999, prix Wepler, prix du Livre Inter 2000) dresse, ouvrage après ouvrage, la topographie d'un monde fin de monde, fait de paysages crépusculaires, à l'urbanisme stalinien, empreint de paranoïa politique et d'humour des camps. C'est ce que l'écrivain a appelé et théorisé le « post-exotisme ». Entre science-fiction aux allures d'uchronie soviétique et burlesque désespéré aux accents chamaniques, c'est un genre idiosyncrasique, dont Volodine est l'unique et génial représentant.
Dans Bardo or not bardo (même éditeur, 2004), quoique la révolution mondiale ait échoué, c'est la guerre perpétuelle. Les forces de la social-démocratie règlent son compte au dissident communiste Kominform devant une lamaserie. Un vieux moine atteint d'Alzheimer l'empêche de rendre l'âme afin qu'il lui récite le Bardo Thödol, « le Livre tibétain des morts », sorte de Guide du routard supraterrestre... Terminus radieux (même éditeur, 2014) est un récit de survie au sein d'un univers de désolation, entre catastrophe nucléaire et déconfiture d'un système néosoviétique.
Rescapé du génocide, Dondog, héros d'une autre fiction post-exotique, est un Ÿbur, ethnie exterminée au cours du conflit global. Il erre et donne le titre à sa relation de voyage sans destination. Son nouveau roman Frères sorcières ne fait pas exception à la règle. Même esthétique, mêmes thématiques : champ de ruines et chant du cygne, on a chez Volodine souvent affaire aux confessions d'individus à l'agonie, ayant fui un camp de la mort ou quelque atroce condition de captivité, même pas morts, voire déjà morts. L'ange de la dérision passe : quand on a cassé sa pipe, que l'on n'est plus, on est plus détendu et on peut rigoler franchement, ou faire rire le lecteur qui ne craint plus pour la vie du personnage.
Dans Frères sorcières, la femme qui parle subit un interrogatoire, le ton est mi-administratif mi-policier (aux Enfers comme sur terre, la bureaucratie est kafkaïenne) ; elle faisait partie d'une troupe qui interprétait du « cantopéra », art déclamatoire (des slogans, quoique sibyllins, impérieux) prisé par le régime collectiviste sous lequel elle est née. L'utopie égalitaire a fait long feu, le chaos s'est installé, des bandits ont kidnappé la comédienne, qui fut réduite à l'esclavage sexuel... Un deuxième pan de ce triptyque infernal rejoue les vociférations magiques. Enfin une troisième voix chamanique déroule dans cette ultime « entrevoûte » (« Dura nox, sed nox »), en une seule phrase hypnotique, le cycle des naissances et des renaissances d'un être illusoire sans identité ni genre particuliers vaquant à travers les ténèbres. Lâchez toute espérance mais pas l'humour (noir), faut pas s'en faire, tout recommence.
Frères sorcières
Seuil
Tirage: 6 500 ex.
Prix: 20 euros ; 304 p.
ISBN: 9782021363753