Aimer ses enfants, ce n’est pas donné à tout le monde. Et les écrivains n’ont en la matière pas plus d’atouts que les autres. Pour un Fitzgerald, dont les lettres à sa fille (Lots of love : Scott et Scottie, correspondance 1936-1940, Le Livre de poche, 2010) demeurent bouleversantes, combien de pères absents, incomplets, indifférents, combien de Jack London ? C’est tout l’intérêt de cette curiosité littéraire qu’est Je suis fait ainsi, qui regroupe les lettres qu’envoya l’auteur de Martin Eden à ses deux filles, Joan et Becky, de 1907 jusqu’à sa mort, le 22 novembre 1916, que d’y révéler un homme d’une froideur et d’un égotisme qui sied mal aux rapports que devrait entretenir un père avec ses deux enfants. Ayant divorcé très tôt de leur mère, courant les mers et traversant les frontières, London n’aura de rapports avec ses filles qu’épistolaires. S’il se fait un point d’honneur à leur assurer un niveau de vie décent, il ne consent à les aimer qu’à la mesure de l’amour (qu’il confond avec l’obéissance) qu’elles lui témoignent. Il est triste, injuste, impérieux (à Joan le 24 février 1914), "Toute ma vie a été marquée par ce que, par manque d’autre terme adéquat, je dois appeler "l’écœurement" […] Ne fais pas l’erreur de penser que je suis en train de fuir mon devoir de père et mes responsabilités, mais s’il te plaît, s’il te plaît, souviens-toi que, quel que soit ce que tu feras à partir d’aujourd’hui, cela ne m’intéresse pas".
Servi par une introduction lumineuse de la traductrice du volume, Marie Dupin, Je suis fait ainsi nous révèle les arcanes les plus noirs d’un immense écrivain. D’une certaine façon, ses lecteurs, comme ses filles le firent, ne l’en aimeront pas moins, mais mieux. Olivier Mony