Julian Barnes est certainement le plus complet des écrivains anglais contemporains. L'auteur du Perroquet de Flaubert (Stock, 1986) a prouvé tout au long de son oeuvre être aussi à l'aise avec l'essai, la nouvelle ou le roman. Comme en atteste notamment Rien à craindre (Mercure de France, 2004, repris chez Folio), Pulsations (Mercure de France, 2011, repris chez Folio) ou Arthur & George (Mercure de France, 2007, repris chez Folio).
Couronné par le Man Booker Prize en 2011, The Sense of an Ending débarque en France en janvier, rebaptisé Une fille, qui danse. Un beau titre choisi par Barnes lui-même, virgule incluse. Il s'agit là d'un époustouflant tour de force qui ne cesse d'un bout à l'autre de dérouter. Le narrateur se souvient. Et revient à ses années de lycée, qui ne l'ont guère intéressé. Tout a commencé dans les sixties. Anthony Webster fréquentait un établissement dans le centre de Londres. Avec ses amis Colin et Alex, ils portaient leur montre sur la face interne du poignet en manière de symbole de leur amitié. La petite bande se composait de jeunes gens foncièrement "déconneurs", sauf lorsqu'ils étaient sérieux !
Le trio avait fait une place à un quatrième larron : Adrian Finn, "grand garçon réservé qui garda tout d'abord les yeux baissés, et ses pensées pour lui-même". Adrian s'avéra d'emblée "foncièrement sérieux, sauf quand il blaguait" ! Tous, en revanche, partageaient le fait d'être "affamés de livres et de sexe,méritocrateset anarchistes". Adrian allait obtenir une bourse pour Cambridge, Colin intégrer la Sussex University, Alex la firme paternelle et Tony partir étudier l'histoire à Bristol. Où il allait faire la connaissance de Veronica Mary Elizabeth Ford. Sa petite amie de moins d'un mètre soixante, aux mollets "galbés et musculeux", dont les parents habitaient un pavillon de brique rouge dans le Kent...
Julian Barnes détaille ce que son narrateur est devenu au fil du temps. Le mari de Margaret qui aimait planifier les choses, puis le père de Susie. Tony a fini par divorcer, se transformer en un célibataire légèrement solitaire. Un grand-père et un retraité gérant la bibliothèque de l'hôpital local. Un homme qui prétend : "La vie n'est pas qu'addition et soustraction. Il y a aussi l'accumulation, la multiplication, de la perte, de l'échec." Un homme avançant encore : "Parfois je pense que le but de la vie est de nous réconcilier avec sa perte finale en nous décevant, en prouvant, si longtemps que cela prenne, qu'elle n'est pas tout ce qu'elle est réputée être."
Barnes prouve ici comme jamais qu'il n'a pas son pareil pour manier la mélancolie et l'ironie. Prendre le lecteur par surprise, le ferrer. Le plonger dans une histoire retorse sur le passé qui vous rattrape, et le laisser à la dernière page aussi ébloui que pantois. Une fille, qui danse s'impose comme une grande réussite, un dense et bref classique moderne que l'on n'est pas près d'oublier.