Elle fut, durant deux décennies, l’esprit et le visage discret d’une maison farouchement attachée à son indépendance. Irène Lindon, fille de Jérôme Lindon, incarnation emblématique des éditions de Minuit, s’est éteinte dimanche 7 décembre, à l’âge de 76 ans. Héritière d’un catalogue parmi les plus prestigieux de la littérature française, elle s’est employée à en préserver l’exigence et à en cultiver la singularité, dans la droite ligne de l'œuvre de son père.
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Car cette défense viscérale de l'indépendance est au cœur même de l'histoire des éditions de Minuit, fondées dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale, et inaugurées par Le Silence de la mer de Vercors. Lorsque Jérôme Lindon, qui l'avait reprise en 1948, disparaît en avril 2001, après plus d'un demi-siècle à sa tête, sa fille Irène Lindon prend naturellement sa relève, appuyée par Henri Causse, autre pilier de la maison, disparu en 2024. Ensemble, ils perpétuent la ligne directrice qui fut celle des éditions de Minuit : publier peu, mais juste.
Un catalogue prestigieux
« Éditrice de talent, Irène Lindon s'effaçait derrière les auteurs publiés par les Éditions de Minuit. En 2001, elle avait pris la relève de son père aux côtés d'Henri Causse. Pendant près de 20 ans, elle s'est également investie au bureau du Syndicat national de l'édition, avec un engagement indéfectible en faveur du réseau de libraires qui continue de faire vivre la diversité éditoriale en France », a rappelé le SNE. Son président Vincent Montagne et son directeur général Renaud Lefebvre, associés au bureau et à l’ensemble des membres du Syndicat présentent leurs « plus sincères condoléances » aux proches de l'éditrice.
Pendant 20 ans, et conformément à la philosophie des Éditions de Minuit, Irène Lindon a ainsi maintenu un rythme d’une vingtaine de parutions annuelles, veillant scrupuleusement à l’intégrité littéraire de la maison. Elle a aussi continué à faire vivre les auteurs découverts et défendus par son père tels que Samuel Beckett, Claude Simon, deux illustres nobelisés, ou encore Marguerite Duras, Jean Echenoz et Jean Rouaud, tous les trois lauréats du prix Goncourt, tout en accompagnant l'émergence d’une nouvelle génération.
Épaulée de Laure Defiolles, responsable éditoriale auprès d’elle pendant une quinzaine d’années, Irène Lindon a ainsi accueilli des voix qui auront durablement marqué le paysage littéraire contemporain : Tanguy Viel, Julia Deck, Jean-Philippe Toussaint ou encore Laurent Mauvignier, prix Goncourt 2025. Autant d’auteurs qui auront fait de Minuit l’un des laboratoires littéraires les plus scrutés par la critique.
Laurent Mauvignier, prix Goncourt 2025 : « Irène m’a appris qu’écrire un livre, c’était d’abord entendre le son singulier d’une langue »
« Je suis très touchée par le décès d'Irène Lindon. J'ai énormément appris auprès d'elle, c'était une école de l'exigence à tout point de vue et je lui dois beaucoup dans mon travail d'éditrice aujourd'hui et dans la relation aux auteurs et aux textes », confie à Livres Hebdo Laure Defiolles, désormais directrice éditoriale de la fiction française au Seuil.
« Irène m’a appris qu’écrire un livre, c’était d’abord entendre le son singulier d’une langue, l’émotion d’un phrasé. Elle savait mieux que personne entendre les fausses notes, et vous aider à tendre votre texte pour lui donner toute son énergie. Elle détestait la mollesse, le gras d’un livre. Elle aimait les livres construits, dont l’écriture est une aventure en soi. Elle avait une oreille et une vision très sûres, héritées d’un long partage avec son père », partage de son côté Laurent Mauvignier, auteur fidèle à la maison depuis Loin d'eux (1999).
Derrière sa grande discrétion, Irène Lindon se distinguait également par une loyauté absolue envers ses auteurs, ainsi que par une vision bien précise de ce que devait rester Minuit : une maison d’écrivains. « Irène parlait peu mais chaque mot résonnait fort. Nous avons discuté de mon premier manuscrit pendant une heure. Grâce à cette conversation, le texte a trouvé sa forme achevée en trois mois. Elle a accueilli les textes suivants avec impatience, joie souvent, un soupçon de scepticisme parfois. Mais elle avait à cœur d'accompagner la trajectoire d'écriture dans le temps. Elle ne craignait pas d'être abrupte. Moi non plus. C'était une vraie rencontre, de celles qui infléchissent le cours d'une vie », témoigne Julia Deck, ancienne collaboratrice de Livres Hebdo et révélation de la maison finalement couronnée du prix Médicis pour son roman Ann d'Angleterre, en 2024.
La fin d'une indépendance éditoriale
Quelques années avant cette consécration, Irène Lindon avait néanmoins déjà réfléchi à son retrait, et à la transmission de la maison. Une décision difficile pour celle qui n'avait pas d'héritier direct, mais qui tenait fermement à garantir la continuité et la pérennité de Minuit, de ses collaborateurs et de ses auteurs.
En juin 2021, l'annonce tombe : les éditions de Minuit intégreront Gallimard, au sein du groupe Madrigall, à compter du 1ᵉʳ janvier 2022. « L'âge venant, il fallait que je pense à l'avenir de la maison, de ses collaborateurs et de ses auteurs (...). C'est donc naturellement que je me suis tournée vers Antoine Gallimard dont le catalogue et les librairies sont un modèle de la profession et qui assure depuis plusieurs années par l'intermédiaire du CDE-Sodis notre diffusion-distribution auprès des libraires », expliquait alors Irène Lindon. Depuis cette date, la direction éditoriale a été confiée à Thomas Simonnet, ancien directeur de la collection « L’Arbalète », chez Gallimard.
La disparition d’Irène Lindon met ainsi un terme à une lignée d'éditeurs, ses frères ayant choisi d'autres métiers : André Lindon, est cinéaste tandis que Matthieu Lindon, journaliste et écrivain est publié aux éditions P.O.L. Mais son empreinte éditoriale continue de vibrer dans les textes qu’elle a permis de faire exister, comme dans une certaine idée de la littérature qu’elle n’aura jamais cessé de défendre.
