Historien et figure majeure de l’édition de sciences humaines, Pierre Nora est décédé à l’âge de 93 ans, a annoncé sa famille lundi 2 juin. Depuis, penseurs et éditeurs rendent hommage au maître d'œuvre du monumental ouvrage Les lieux de mémoire, exploration en près de 5 000 pages et trois tomes sur l’identité culturelle et historique de la France.
« Pierre Nora était un homme de franchise et de tolérance, d’amitié et d’exigence, un être curieux de toutes choses humaines, excellant dans la conversation et le débat, un grand amateur de poésie, d’art et de liberté », écrit Antoine Gallimard, président du groupe Madrigall. C’est en effet chez Gallimard que Pierre Nora fut éditeur et directeur de collections depuis 1965, à travers « Bibliothèque des sciences humaines », « Bibliothèque des histoires » ou « Témoins ».
« Un animateur de la vie intellectuelle française »
Directeur-fondateur de la revue Le Débat (1980-2020) avec Marcel Gauchet, « il a été l’un des grands animateurs de la vie intellectuelle française de ces soixante dernières années », poursuit Antoine Gallimard, qui cite « les liens privilégiés qu’il a su créer et entretenir avec les plus grands auteurs de son temps tels Benveniste, Duby, Foucault, Furet, Le Goff, Ozouf ».
« Sa réflexion sur la discipline historique et son lien à la mémoire, au patrimoine, à l’identité collective et à la nation a constitué le socle de ses recherches et de ses engagements. (…) Éditeurs, historiens, intellectuels, libraires, bibliothécaires, amateurs de culture, lecteurs, nous savons toutes et tous ce que nous lui devons – et en particulier "le respect de ce qui ne pense pas comme soi".»
La nation comme un poème
« Pierre Nora lisait la nation comme d’autres lisent un poème : à la lumière de ses silences et de ses symboles », a salué sur X la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun Pivet, tandis que Rachida Dati, ministre de la Culture, a rendu hommage à un « cartographe de la France et de la façon dont les souvenirs bâtissent notre identité commune, entre fiertés partagées et blessures profondes, [qui] faisait partie de ceux qui pensaient la mémoire comme un objet vivant et disputé ».
L’historien Pascal Ory, qui a reçu en 2022 son épée d’académicien des mains de Pierre Nora qui le considérait comme « un petit frère », a confirmé en souriant, au micro de Sonia Devillers sur France Inter, le caractère clivant de celui qui avait osé remettre en cause le principe des lois mémorielles.
« Une autorité naturelle, donc complètement culturelle »
Il se souvient surtout qu’il a été « au départ le personnage le plus impressionnant qui soit pour un jeune historien, il avait une autorité naturelle, donc complètement culturelle. Il était pour moi à la fois l'historien qui va nous donner des outils de compréhension, d'intelligence historique, (…) mais aussi un médiateur. Ça, ce n'est pas donné à tous les historiens ».
Sur France Culture, l’historien et sociologue Marc Lazar se remémore avec bonheur le séminaire de Pierre Nora qu’il suivait à l’École des hautes études en sciences sociales, à une époque – le tournant des années 1970-80 – où la société connaissait « une formidable popularité de l’Histoire et un succès international pour l’historiographie française ».
« C’est lui qui a ouvert le chantier des relations entre Histoire et mémoire », résume-t-il. Et de regretter la collection « Archives » initiée par Nora chez Julliard en 1963 : « Cette collection, qui malheureusement a disparu, proposait des textes et documents d’archives commentés par des historiens : un formidable instrument de travail. »
Ce volet éditorial de son travail fut décisif pour Pascal Ory : « La notoriété de Michel Foucault, c’est Pierre Nora ! », clame-t-il. Et de conclure que Pierre Nora, en plus d’avoir été un historien et un passeur, fut « un intellectuel de la grande tradition française, avec la revue Le Débat ». « C’est beaucoup pour un seul homme et il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire de l’Histoire. »