Jean Rouaud ayant décidé, comme d'autres avant lui, d'organiser son œuvre en vastes cycles, romanesques ou non, ce livre-ci, Kiosque, prend place dans sa série autobiographique La vie poétique, dont il constitue le cinquième volet.
L'écrivain y poursuit le récit de son parcours, à sa manière, non chronologique et digressive, y mêlant les destinées des siens, avec un certain nombre de ses obsessions : la guerre de 14, par exemple, qui était le terreau des Champs d'honneur, son premier roman, paru chez Minuit en 1990, et d'emblée couronné par le prix Goncourt. Pour des débuts, on ne pouvait rêver mieux. D'autant que, pour lui, devenir écrivain était juste une question de vie ou de mort. A 36 ans, en 1988, alors qu'il expédiait par la poste les premiers exemplaires de son manuscrit à des éditeurs (en vain au début), il n'avait pas de CV, ne savait pas quoi faire de sa vie, et n'en avait rien fait. A une exception près : durant les années 1980, « monté » à Paris depuis sa Loire-Inférieure natale (comme on disait encore à l'époque), il avait été kiosquier à mi-temps face au 101, rue de Flandre. L'histoire est connue, et est même devenue culte. Mais un jour, il n'y a pas si longtemps, l'écrivain est tombé par hasard, en dernière page d'un quotidien (Libération ?), sur le portrait de P., son vieux camarade, patron de leur édicule, un personnage tout à fait hors du commun. Ce fut là, sans doute, le déclic de Kiosque, où il consacre plusieurs chapitres à P., « le petit Raimu assyrien », anarcho-syndicaliste fumeur de pipe, noceur invétéré, extraterrestre au milieu de leur structure tubulaire, qui a fini par s'embourgeoiser au kiosque de la place Saint-Sulpice.
A partir de là défilent d'autres habitués de la rue de Flandre, vus depuis ce que Jean Rouaud appelle gracquement son « balcon sur rue », avec qui il a passé des heures à discuter, et qui sont presque devenus des amis : Chirac (ce n'est pas son vrai nom, et il n'avait rien à voir avec Jacques), le SDF ainsi surnommé parce qu'il attendait toujours un logement de la Mairie de Paris ; Norbert, le communiste qui avait été le factotum de Brel ; Jean-Robert, le socialiste militant ; ou encore Elvis, le sosie un peu pathétique du King. Entre eux, il était question de politique, d'immigration (déjà), et de la marche chaotique du monde. L'écrivain en devenir, chaque jour, en tirait des haïkus à la manière du maître Bash?, qu'il recopiait chaque soir, solitaire, sur ce petit carnet Rhodia à couverture orange qu'il a conservé : « La "banane" de notre Elvis/Un accroche-cœur/Sur son front ». Et puis, il travaillait à ce qui deviendra Les champs d'honneur.
Mais ça, ce sera peut-être pour un prochain volume de La vie poétique, puisque Kiosque s'arrête au moment où Jean Rouaud reçoit sa première lettre de refus, standard. Heureusement pour lui, vint Jérôme Lindon avec ses éditions de Minuit.
La vie poétique 5. Kiosque
Grasset
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 18 euros ; 208 p.
ISBN: 9782246803805