Entretien

Julie Cartier (Fleuve) : « Il n'y a pas qu'en romance qu'on peut avoir des sensations fortes »

Julie Cartier, directrice générale des éditions Fleuve et Chatterley - Photo Olivier Dion

Julie Cartier (Fleuve) : « Il n'y a pas qu'en romance qu'on peut avoir des sensations fortes »

Près de deux ans après son arrivée à la tête des éditions Fleuve, Julie Cartier, également patronne de la maison de romance Chatterley, présente un programme de « mue nécessaire » pour l'une des maisons historiques du groupe Editis, avec en ligne de mire des passerelles entre les genres, pour faire voyager le lectorat d'un segment à l'autre.

Par Éric Dupuy
Créé le 13.10.2025 à 17h38

Nouvelle collection et poursuite de la valorisation du fond des éditions Fleuve illustrent l’ambition de Julie Cartier, patronne de la maison du groupe Editis depuis janvier 2024 et toujours à la tête de Chatterley, la marque de littérature romance. Passée notamment par Lizzie, l'éditeur audio ou encore Pocket, cette ancienne de Bayard porte un regard singulier sur l’évolution du marché et reste optimiste quant à la baisse généralisée de la lecture. Rencontrée en amont de la Foire de Francfort à laquelle elle participe pour définir une partie de son programme de parution de titres étrangers de 2027, elle exhorte les libraires à s’emparer de chaque rayon pour capter l’attention du jeune public.

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Livres Hebdo : Bientôt deux ans que vous avez repris la direction de Fleuve. Vous lancez une nouvelle collection, Styx, dédiée à l'horreur. Pourquoi ce choix ?

Julie Cartier : Quand je suis arrivée, j'ai voulu m'inscrire dans l'histoire de la maison tout en apportant quelque chose de nouveau. Florian Lafani avait fait un excellent travail sur le patrimoine, notamment autour de Frédéric Dard. Moi, comme je m'occupe aussi de Chatterley (maison d’édition de romance, ndlr), je vois toutes ces jeunes lectrices qui commencent la lecture par la romance. Je trouvais intéressant de leur proposer des textes qui permettent une transition vers d'autres littératures, vers la littérature de genre que nous publions. Ce qu'elles viennent chercher dans la romance, ce sont les sensations fortes. Et il y a plein d'autres endroits où on peut avoir des sensations fortes. Elles sont différentes, mais ce sont quand même des sensations fortes.

« On perd de vue les trentenaires. Comment capter aussi cette audience-là ? »

L'horreur devient une passerelle ?

Exactement. Styx, c'est vraiment de l'horreur. Il y en a pour tous les goûts : du thriller horrifique au slasher, du fantastique, du folk horror où les gens sont cloîtrés dans un endroit isolé. On essaye de couvrir tous les genres de l'horreur parce que chacun est sensible à quelque chose de différent. Certains aux vampires, D’autres aux créatures gothiques, d'autres encore ne cherchent que la tension extrême dans un cadre très réaliste.

Vous ciblez quel lectorat ?

Plutôt les 20-35 ans, même si quand on a 16 ans, on peut lire un livre pour adulte. Aujourd'hui, les études montrent que le lectorat du polar est plutôt féminin, et âgé de 50 ans et plus. On perd de vue les trentenaires. La question devient donc : comment capter aussi cette audience-là. J'ai orienté les acquisitions et les venues de nouveaux auteurs en ce sens.

Cette stratégie se retrouve aussi dans vos acquisitions étrangères ?

Oui, je pense à Love Mom, d’Iliana Xander, un suspense psychologique que l'on sort en janvier 2026, qui a été un énorme succès d'autoédition: 10 millions de lectures en trois mois. Quand nous l'avons acheté juste avant la foire de Londres l'année dernière, il y avait des enchères en cours dans neuf pays. Maintenant, il est traduit dans plus de 20 pays. Je pense que ce titre a le potentiel pour devenir un phénomène.

En parlant de phénomène. Celui des titres de Freida McFadden, comment le percevez-vous ?

Pour moi, Freida McFadden, c'est de l’excellent divertissement. C'est malin, l’histoire est bien construite. Cela se lit comme on a lu Dan Brown il y a vingt ans. C'est le même genre de phénomène.

Vous a-t-il fait perdre des parts de marché ?

On s'est pris le mur au début, oui. Le fait que McFadden trustait si fort tous les tops, était un peu frustrant parce que cela invisibilisait nos livres. Mais je dis bravo, c'est super qu'il y ait un phénomène comme celui-ci. Il y en a un tous les 15 ou 20 ans, c'est dommage qu'il ne soit pas chez nous, c'est tout…

Mais avez-vous pu également, comme certains, profiter de la vague qu’il a engendrée ?

On a vu des effets inattendus c’est vrai. Par exemple, on publie depuis très longtemps Ruth Ware, une autrice de best-sellers aux États-Unis, au Royaume-Uni, qui cartonne partout dans le monde sauf chez nous. Les libraires adorent cette autrice, mais on n'avait pas réussi à toucher le bon public. Les ventes de fonds de cette autrice remontent parce qu'une fois que les lectrices ont lu tout McFadden, elles ont envie de découvrir autre chose…

En changeant d'éditeur, « Franck Thilliez a trouvé son public en Italie »

Vous partez à Francfort dans quelques jours. C'est votre 20e foire, après l’avoir vécue en tant qu’éditrice de poche, de livre audio…

Je l'ai même faite en tant que cessionnaire de droits deux ou trois années. C'est différent à chaque fois !

Comment abordez-vous cette édition ?

Francfort commence à la rentrée. Dès le 1er septembre, tous les manuscrits nous sont envoyés. On a dû en recevoir des centaines. C'est le rush : on doit lire, faire lire, écarter tous ceux qui n’entrent pas dans notre la ligne éditoriale… Et puis il y a l'emballement d'avant foire. La plupart des agents essaiet de vendre avant pour pouvoir annoncer en arrivant « on a vendu ». Il y a des enchères dans tous les sens, on nous presse de nous positionner. C’est intense !

Côté cessions de droits, c'est de plus en plus difficile ?

C'est de plus en plus rude, oui. Comme chez nous, la littérature étrangère, est un marché compliqué en ce moment. Il y a comme une espèce de rétrécissement, les gens sont moins curieux de ce qui se passe ailleurs. Ils se concentrent sur leurs auteurs nationaux, les auteurs connus. Faire émerger un nouveau nom est difficile. Alors on s'adapte en trouvant d'autres revenus, notamment l'audio et l'audiovisuel, friand d’adaptations. Ça ne compense pas forcément, ce sont de nouveaux débouchés pour les auteurs.

Vous avez quand même des bonnes nouvelles côté cessions de droits ?

Oui, par exemple, dans le cas de Franck Thilliez les résultats sont excellents. En ce moment, il est en train de faire un carton en Italie. Ce n'était pas gagné parce qu'il y avait déjà été publié il y a longtemps sans grand succès. C'est un nouvel éditeur qui a repris le flambeau après cinq ans de terrain vierge, et là ses livres ont trouvé leur public. Dans un genre différent, l’œuvre de Frédéric Dard fonctionne aussi très bien en Italie.

« Lue ou écoutée, la littérature reste de la littérature »

Tout le monde fait la soupe à la grimace dans le secteur. Pourquoi vous, vous ne la faites pas ?

Sûrement parce que les résultats du Fleuve sont très bons, nous sommes classé 3e éditeur français en polar en 2024. Peut-être aussi parce que nous voyons un nouveau lectorat se profiler, plus jeune qui vient également chercher du polar et de l’horreur.

C'est aussi un nouveau public ?

Oui, c’est un public de jeunes adultes qui ont été biberonnés aux séries sur les plateformes, qui n’étaient pas nécessairement lecteurs, mais grands fans de genres. Ce public vient à la lecture via les réseaux sociaux qu’ils suivent assidûment.

Vous avez un exemple ?

Thomas Cantaloube, qui publie chez Fleuve Les Mouettes (déjà deux volumes) a trouvé un tout nouveau lectorat qui ne le connaissait pas forcément pour ses précédents titres à la Série Noire. Les fans du Bureau des Légendes sont venus en nombre chercher dans ces livres ce qu’ils avaient adoré dans la série TV et ils en redemandent, le succès est là.

Donc vous restez optimiste ?

Bien sûr. La nécessité de nourrir l’imaginaire avec de la fiction ne se dément pas. Cela passera peut-être par de nouveaux formats, à nous de les investir. Le développement du livre audio en est un bon exemple. Lue ou écoutée, la littérature reste de la littérature. Notre programme 2026 reflète une mue nécessaire. Une offre éditoriale équilibrée entre les auteurs que nous accompagnons depuis plusieurs années, ceux qui nous rejoignent et de nouvelles acquisitions à l’étranger. Par exemple, en littérature française, nous publions en janvier le premier roman de Ruddy Williams Kabuiku, Je marche à plusieurs, très ancré dans cette nouvelle génération. En mars nous accueillons en polar Charlotte Letourneur, avec Dans leurs yeux, une nouvelle voix qui renouvelle le genre. Dans le domaine étranger, 2026 débutera en fanfare avec Love, Mom de Iliana Xander et nous retrouverons Gabrielle Zevin, forte de son succès mondial Demain, et demain et demain, avec Margarettown, un magnifique portrait de femme. J’ai hâte que l’année commence.

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