Depuis quelques jours, les littéraires qui au lycée lisaient Proust sous la table en cours de maths se trouvent plongés dans une formation accélérée pour rattraper ce temps perdu. Il s'agit de résoudre un calcul quasi shakespearien : répercuter ou ne pas répercuter au consommateur la hausse de 1,5 point de la TVA sur le prix du livre annoncée le 7 novembre dernier. Pour les libraires, il en va de leur santé financière, voire de leur survie, s'alarment les acteurs de la filière. Si ce sont eux qui facturent la TVA et la reversent à l'Etat, ils n'ont en revanche pas le pouvoir de décider eux-mêmes de faire payer le différentiel aux clients. Du fait de la loi Lang, ce sont les éditeurs qui ont la main sur la tarification des livres. Si la hausse est approuvée au Parlement, plusieurs scénarios sont envisageables, ainsi que quelques conséquences pratiques de taille.
1. Les éditeurs répercutent la TVA sur leurs prix TTC
C'est la moins mauvaise des solutions envisageables pour les libraires : le consommateur paierait le surplus de TVA, soit quelques centimes, ou dizaines de centimes. C'est la décision déjà prise par Minuit, éditeur littéraire dont les lecteurs ne renonceraient pas à l'achat des romans de Laurent Mauvignier ou Eric Laurrent parce qu'ils coûteraient une vingtaine de centimes de plus. Ce serait aussi plus simple à gérer dans les bases de données et les systèmes informatiques. "Il faudrait que les éditeurs relèvent de 1,42 % tous leurs prix TTC pour que personne ne perde d'argent au sein de la chaîne, puisque alors le prix hors taxes des livres serait maintenu », >explique Matthieu de Montchalin, président du Syndicat de la librairie française (SLF). Cette réévaluation tarifaire ne serait toutefois pas neutre. Même minime, la hausse de prix, dans un contexte de faible pouvoir d'achat, pourrait freiner les ventes, craignent certains professionnels. "On ne peut pas simplement augmenter tous les prix à hauteur de la hausse de la TVA", prévient Pierre Dutilleul, directeur délégué d'Editis, chargé de la communication et des ressources humaines. Il faudrait aussi réétiqueter tous les stocks en librairies et chez les distributeurs. "Réaliser un tel travail en six semaines est bien sûr impossible, observe Guillaume Husson, délégué général du SLF, mais on peut espérer une certaine tolérance, voire un aménagement des modalités d'application de la mesure." Les libraires envisagent ainsi d'indiquer dans un premier temps, sur des panneaux disposés dans les magasins, que les prix figurant au dos des livres n'incluent pas la nouvelle TVA.
2. Les éditeurs maintiennent leurs prix TTC
C'est le pire des scénarios pour la chaîne, qui aurait à supporter la hausse de TVA. Les libraires perdraient à la fois sur la valeur de leur stock, sur leurs retours ultérieurs et sur la rentabilité de leur activité. En effet, pour maintenir un prix TTC inchangé avec une TVA supérieure, les éditeurs baisseraient le prix hors taxes, qui est la base de toutes les transactions entre professionnels, et la référence au bilan. Les stocks seraient d'entrée de jeu dévalorisés du montant de la hausse de TVA au 1er janvier. Dans la profession, où ils sont particulièrement importants, cela représenterait, selon le Syndicat de la librairie française (SLF), une perte directe "de plusieurs milliers à plusieurs dizaines de milliers d'euros selon la taille de la librairie". "Ce serait dramatique pour une grande majorité de libraires, estime Matthieu de Montchalin, président du SLF et patron de L'Armitière à Rouen. Sachant que les banques sont en train de resserrer les vis, nombre d'établissements se verraient couper leurs lignes de crédit. » Plus grave encore, la librairie verrait sa marge diminuer, sachant qu'elle "représente aujourd'hui le commerce de détail le plus fragile avec une rentabilité moyenne de 0,3 % de son chiffre d'affaires ». Un établissement disposant d'une remise de 34 % verrait alors "son résultat passer d'un bénéfice de 0,3 % à une perte de 0,2 % ! Une majorité des librairies se retrouveraient ainsi menacées de fermeture », affirmait le SLF dans une lettre ouverte publiée le 9 novembre. La non-répercussion de la hausse de TVA toucherait aussi les auteurs, dont les droits sont calculés sur le prix hors taxes, ainsi que s'en inquiète la Société des gens de lettres (SGDL).
3. Les éditeurs répercutent la hausse de façon variable, en fonction des types de livres
C'est le scénario le plus probable, et le plus complexe. Hachette Livre et Gallimard indiquaient dès la semaine dernière qu'ils décideraient de modifier ou pas le prix TTC au cas par cas. Editis est sur la même ligne, tout comme Flammarion, et en fait tous les éditeurs estimant que leurs lecteurs sont très sensibles à la moindre variation de prix, et notamment aux "seuils psychologiques".
Remettant en cause cette notion qu'il juge inutile pour la plupart des livres, "hormis trois ou quatre collections comme les Folio et les Librio à 2 euros », Matthieu de Montchalin invite les éditeurs à prendre leurs responsabilités. Ce que le groupe Flammarion a décidé pour sa filiale poche J'ai lu : "Cette hausse tombe au plus mauvais moment pour les campagnes des éditeurs de poche du début de l'année : nous ne pourrons pas augmenter les prix ni resticker les livres, et encore moins laisser les libraires supporter les conséquences de cette hausse. Nous la prendrons donc à notre charge sur ces opérations", déclare Pierre-Jean Doriel, directeur du marketing du groupe Flammarion.
Car, en poche, les éditeurs doivent aussi négocier avec les centrales d'achat de la grande distribution, assurément pas du genre à laisser filer une partie de leur marge sans réagir. La non-répercussion de la hausse assortie de la préservation des bonnes relations avec les libraires se traduira de fait par une augmentation du taux de remise, comme l'a programmée Le Dilettante.
Le poche, la littérature sentimentale, le pratique, dont les prix sont très marketés, seront les secteurs où la hausse ne sera pas répercutée, ou seulement en partie avec des calculs au centime près. Chez Marabout, qui s'est imposé avec ses petits prix (17 titres dans les 50 meilleures ventes du rayon cuisine), il sera délicat d'abandonner les 3,50 euros ou 4,95 euros de certaines collections. En fiction, la ligne de démarcation distinguera la littérature de genre (historique, sentimental, fantasy, bit-lit, chick-lit) des oeuvres dont les lecteurs sont supposés moins sensibles au prix : "En littérature étrangère, y compris en poche, nous aurons un peu plus de marge de manoeuvre", prévoit Pierre-Jean Doriel.
Dans cet ensemble de situations variées, la péréquation sera bien sûr difficile à contrôler, pour les éditeurs comme pour les libraires. "Nous faisons des simulations, pour vérifier ce que ça coûtera, et à qui", explique Pierre Dutilleul. Idem chez Flammarion, qui voit en ce moment les conséquences financières pour le groupe.
4. Comment transmettre un million de nouveaux prix ?
Tout à leurs calculs, les éditeurs veulent utiliser le temps dont ils disposent encore. "Nous sommes pressés par tout le monde de répondre rapidement, mais nous avons encore quelques jours, jusqu'à début décembre", estime le groupe Editis. Pour Vincent Marty, le plus tôt sera le mieux : "Nous avons immédiatement alerté les distributeurs sur les délais : il faut mettre à jour une base d'un million de références", >souligne le directeur général de la plateforme de transmission de commandes des libraires. Les éditeurs ou leurs distributeurs sont supposés y entrer eux-mêmes leurs données, mais il faudra ensuite les transmettre dans les bases des revendeurs. "Nous transférons en moyenne des paquets quotidiens de 6 000 à 8 000 références, et au maximum de 20 000 à 30 000 références. A ce rythme, il faudrait plusieurs semaines à partir du 1er janvier pour la mise à jour des bases des librairies." Quant à la mise en place d'un taux différencié, même temporaire, il n'est pas jugé très réaliste en raison des coûts de développement que cela supposerait dans les SSII qui maintiennent les logiciels de gestion.
5. Et si le livre échappait à la hausse ?
Une mobilisation importante laisse espérer au monde du livre une exception par rapport au régime commun. Le SNE, qui a immédiatement demandé à être reçu par le Premier ministre, n'avait toutefois pas reçu de réponse à la mi-novembre. Ayant en tête l'exemption obtenue en 2010 à la loi sur la réduction des délais de paiement, les libraires s'organisent pour faire front commun. Un lobbying se met en place, notamment via le SLF et le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC). Des courriers ont récemment été adressés au ministre de l'Economie et du Budget ainsi qu'au ministre de la Culture pour expliquer les spécificités du secteur du livre. "Il sera impossible d'appliquer dès le 1er janvier la mesure telle qu'elle est formulée à ce jour », insiste Guillaume Husson. Pour le moment, le gouvernement affiche une ligne encore ferme : "Personne ne sera exempté", affirme Valérie Pécresse, ministre du Budget, dans une interview à Direct Matin, le 16 novembre. "Pour l'édition, nous livrons un combat avec la Commission européenne pour que la TVA sur le livre numérique passe à 7 % et non plus à 19,6 %. L'enjeu me semble plus important que d'augmenter légèrement la TVA sur le livre papier de 5,5 à 7 %." La détermination du gouvernement se mesurera lors du vote de la loi de finances rectificative, >qui doit entériner les mesures annoncées la semaine dernière. Les débats démarreront à l'Assemblée nationale en séance plénière le 28 novembre, et les discussions en commission devraient s'ouvrir le 22 ou 23 novembre. Les représentants de la chaîne du livre ont donc peu de temps pour proposer des amendements aux députés de l'opposition, qui se disent de toute façon prêts à les défendre. Au Sénat, où la gauche est maintenant majoritaire, le calendrier n'était pas encore connu lors de notre bouclage. Mais l'ultime discussion, en commission mixte paritaire entre les deux assemblées, est programmée pour le 22 décembre.
6. Une goutte d'eau pour la dette
Pour le moment, personne ne dispose d'une indication fiable sur le produit de la TVA sur le livre. Au ministère des Finances, c'est le bureau D2 de la sous-direction Fiscalité des transactions qui disposerait de cette information, mais évidement personne ne répond - du moins à la presse. Les parlementaires de la gauche au Sénat sont aussi à la recherche du chiffre, pour étayer leur argumentaire. A ce jour, la seule estimation remonte à 2007, dans une note de bas de page d'un Rapport sur la chaîne du livre, >auquel participait pourtant un inspecteur général des finances. C'est à partir de cette évaluation grossière que le 1,5 % de TVA a été actualisé à 60 millions d'euros