De Jane Eyre dans le roman éponyme de Charlotte Brontë à Sugar dans La rose pourpre et le lys de Michel Faber, en passant par la narratrice du Tour d'écrou de Henry James, la gouvernante est une figure chérie de la fiction anglo-saxonne, moins en France où il arrive qu'on ait recours à des nurses mais pour des raisons moins littéraires. Voilà qui va changer en cette rentrée. Le domestique est une voix idéale du point de vue du récit, il est la paire d'yeux de la coulisse. Avec la bonne d'enfants, c'est à hauteur d'enfant, c'est encore plus aigu, ou plus pervers : voir et manipuler.
Dans Protocole gouvernante, Guillaume Lavenant ne fait pas tant parler l'employée chargée de la bonne éducation de la petite Elena qu'il ne lui parle. «Il», le narrateur, s'adresse à l'héroïne à la seconde personne du pluriel et au futur ; ou est-ce l'héroïne qui se parle à elle-même? Puisque ce premier roman se déroule telles des instructions, il est la lecture en direct d'un «protocole» rédigé par un certain Lewis.
La protagoniste se présente dans une banlieue résidentielle, où elle se fait embaucher et pénètre dans le quotidien de gens bien sous tous rapports - riches et trop occupés pour avoir cure de leur progéniture. Elle aide Elena à s'habiller le matin, l'amène à l'école, lui lit des histoires le soir. Dédiée au service de la fillette, elle sait se faire discrète en présence des parents car il ne faudrait jamais qu'elle oublie que son autorité est déléguée et que l'affection que lui porterait l'enfant n'est qu'en raison de son statut de servante. Pas de tendresse. «Le mot tendresse est un grand vide, a un jour déclaré Lewis. Il faut changer les façons de penser, disait Lewis. Lewis et sa radicalité grandiose.» On regarde une série américaine en famille. Le fils, grand adolescent, vaque à ses occupations. Papa rentre tard. Tout paraît normal. Mais le guide de la parfaite nanny prend bientôt un tout autre tour et intime à l'employée de séduire le pater familias. Même les histoires racontées à Elena sont imaginées par Strand, un autre membre de la mystérieuse organisation dirigée par Lewis, comme pour inculquer à l'âge tendre leurs idées. A l'instar du beau jeune homme dans Théorème de Pasolini, la gouvernante vient ravager l'équilibre bourgeois préétabli. Elle est en mission, comme d'autres peut-être. Jusqu'où ira-t-elle?
L'écriture de ce primo-romancier prometteur est proprement envoûtante, le voussoiement et l'usage du futur font tourner les pages et donnent au texte des allures de didascalies d'une tragédie inéluctable.
Protocole gouvernante
Rivages
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 18 euros ; 192 p.
ISBN: 9782743648145