Dans son premier livre, R. (Comp'act, 2004, épuisé), une fiction autour de Rousseau et d'une correspondance du célèbre Helvète léguée à l'un de ses descendants, Céline Minard jouait déjà sur les mots. "R." comme Rousseau et aussi comme "erre", l'allure, la manière de marcher. Le narrateur était un promeneur. Car quoi qu'ils racontent, les livres de Céline Minard traduisent du mouvement. Voyage à travers l'espace et le temps comme dans Le dernier monde (Denoël, 2007), sa magistrale odyssée SF, carnets du cosmonaute Jaume Roiq Stevens ; belliqueuse chorégraphie dans Bastard Battle (Léo Scheer, 2009), exploits d'une Jeanne d'Arc rompue au kung-fu relatés par un copiste du Moyen Age... Dans So long, Luise, il s'agit encore de mouvement, et plus précisément de translation puisqu'il y est question de legs : le dernier roman de Céline Minard est un testament. Mais un testament qui ne lègue rien si ce n'est lui-même, qui ne serait autre que son propre objet : cette vie racontée par la testatrice et offerte comme hommage d'amour à sa légataire. Autoportrait de la narratrice-romancière et portrait en creux de son amante artiste. Ces quelque 200 pages tressent une couronne non tant mortuaire qu'érotique, célébration de leur couple bohème faisant fi des conventions comme des contingences, vivant de création, d'amour et de féerie. A Céline Minard, peu lui chaut le réel. Se glissent sans vergogne dans le livre une kyrielle d'elfes et autres êtres merveilleux : pixies, lutins du folkore anglo-saxon ; erdmenmedle, gnomes de la Forêt Noire ; le peuple unijambiste des Himantopodes, qu'on trouve chez Pline l'Ancien, qui ont "une bouche et un oeil sur une tête chauve à un cheveu".
Ces allers-retours entre des épisodes plus ou moins réalistes (rapports d'argent triviaux entre auteur et éditeur) et des scènes fantastiques (un périple sous terre grâce à une malle magique) sont eux-mêmes servis par une écriture labile, qui passe sans cesse d'une langue ultra-contemporaine mâtinée d'anglais à un registre très littéraire voire archaïque (ainsi lit-on cueur à la place de coeur comme au temps de Villon et l'on a affaire à un truchement plutôt qu'à un porte-parole). Minard aime l'hybridation, à tel point qu'elle sort également en septembre, avec la plasticienne scomparo (sans majuscule), un roman à quatre mains où s'entremêlent texte et dessins : Les ales (Cambourakis).
Si le style de So long, Luise est inventif, ses situations ne le sont pas moins. L'héroïne acquiert en sous-main la propriété de Mondeult avec la complicité de nains parasites qui n'ont cessé que de pourrir la vie des habitants du lieu ; c'est une terroriste verbale qui, par la seule force des poèmes qu'elle récite, désarme les gens qu'elle désire braquer - des hold-up qu'elle appelle des "AJ" ou "actions jactées".So long, Luise est une longue lettre d'amour aux mots, à la littérature, à son pouvoir formidable de maintenir vive la flamme.