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Suisse: une prospérité aléatoire

Librairie Payot, Lausanne - Photo Olivier Dion.

Suisse: une prospérité aléatoire

Du 25 au 29 avril, le 32e Salon du livre de Genève témoignera d’un marché suisse romand porté par une forte demande locale. Mais le deuxième débouché des éditeurs français à l’export reste très sensible à l’évolution de la parité entre le franc suisse et l’euro.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 20.04.2018 à 14h03

On n’échappe pas à son destin: être libraire en Suisse, c’est dépendre du cours des devises, en l’occurrence celui de l’euro face au franc suisse (CHF), valeur refuge et symbole d’une prospérité qui ne profite pas toujours au monde du livre, ou alors à contretemps. "Nous percevons les effets de l’affaiblissement du franc suisse, et je compte sur la poursuite de cette tendance : avec un euro à environ 1,25 CHF, frais de change inclus, il devient moins intéressant de faire ses achats en France", se félicite Pascal Vandenberghe, P-DG de Payot, premier réseau de librairies en Suisse.

L’année terrible

Dans les mémoires, 2015, qui avait vu une quasi-parité euro/CHF pendant quelques semaines, reste l’année terrible pour le monde du livre, bien qu’elle corresponde à un record d’exportations pour les éditeurs français (voire graphique ci-dessous). Dans les comptes des librairies, ce pouvoir d’achat s’était traduit par une baisse du prix des livres, et donc du chiffre d’affaires et de la rentabilité. Même les filiales de diffusion françaises, qui ont le monopole de l’importation et sont au cœur du marché en Suisse romande, n’avaient pas spécialement profité de ce moment hors normes, d’après leurs comptes.

Si la baisse actuelle du CHF se confirme, ce sera un contre-feu appréciable face à l’ouverture prochaine d’Amazon.ch, soutenue par un accord logistique avec La Poste Suisse, qui livrerait les commandes en 24 heures et aux prix européens, bien inférieurs à ceux de la Suisse. Dans le livre, les prix d’Amazon sont sans tabelle, le surcoût lié à la diffusion-distribution locale, ce qui représente une économie de 20 à 40%. L’affaire soulève des protestations unanimes pour des raisons de principe (une entreprise à capitaux publics partenaire d’un concurrent féroce du commerce national), mais l’anticipation des effets est variable. "Tous ceux qui veulent acheter sur Amazon y vont déjà", estime Patrice Fehlmann, président de l’OLF, le premier distributeur de Suisse romande, auquel Editis, Hachette et Madrigall sous-traitent cette activité. Quelque 27% des personnes interrogées achetaient leurs livres sur Internet en 2015, selon un rapport très détaillé de la Haute école de gestion de Genève (HEG), dont les quatre cinquièmes sur Amazon, et l’essentiel du reste sur le site de Payot.

Amazon.ch

"Cette implantation vise surtout la grande distribution, et la Suisse alémanique dont le marché est bien plus important", estime Pascal Vandenberghe. De fait, quand on recherche "Amazon.ch", pas encore ouvert, c’est la version allemande du site de commerce qui s’affiche, laissant supposer que les colis seront expédiés depuis la dizaine d’entrepôts situés en Allemagne. "Pour le livre, il sera impossible de tenir ce délai de 24 heures", affirme le patron de Payot, qui juge que c’est un enjeu crucial du service à fournir aux clients. "Pour les ouvrages en stock chez les distributeurs suisses, notre réassort arrive en 24 ou 48 heures. En revanche le délai peut atteindre trois semaines pour ceux qu’il faut faire venir de France, c’est catastrophique, nous envoyons nos clients chez Amazon, s’exclame-t-il. D’après une étude que Payot a réalisée, 30 % des fonds disponibles en France ne sont déjà plus suivis en Suisse. Avec l’impression à la demande, cette proportion passera à 50 %."

D’où le chantier lancé avec l’OLF et les éditeurs pour réorganiser le processus d’approvisionnement pour toutes les librairies, et réduire ce délai à une semaine. La date de mise en service de ce nouveau circuit de commande n’est pas fixée. "Le volume du réassort n’est pas considérable, mais il fidélise les clients intéressés par le fonds", note Pascal Vandenberghe. Le budget livre dépassait 250 CHF (210 euros) en 2015 pour 35% des répondants de l’enquête de la HEG.

Vue de France, la situation n’est pas indifférente non plus aux éditeurs: le transfert massif vers Internet affaiblirait la représentation du livre français en Suisse. "Si un représentant ne fait pas une tournée, le chiffre d’affaires baisse, c’est l’évidence", rappelle Luc Feugère, fondateur d’Heidiffusion, seul diffuseur indépendant en Suisse romande, qui représente notamment Auzou, Jouvence, La Joie de lire, Le Dilettante. Chez Madrigall, "la Suisse représente 21 à 22 % de nos exportations", indique Kamel Yahia, responsable export du groupe, qui dispose de deux équipes de diffusion, pour Gallimard et ses éditeurs tiers, et pour Flammarion dans la même configuration. Avec seulement 2 millions d’habitants dans les cantons francophones, la Suisse demeure le deuxième marché d’exportation, à environ 15% du volume total.

Plus rentables qu’en Belgique

Preuve de cette attention toute particulière, les cinq premiers groupes français disposent tous d’une, voire de deux filiales sur place en fonction de l’histoire de leurs rapprochements. Dans l’ensemble, elles sont plus rentables que leur équivalente en Belgique. Chez Dargaud/Média-Participations, Diffulivre (Hachette), Interforum Suisse et Servidis (filiale de La Martinière-Seuil/Slatkine), les équipes sont un modèle réduit des diffusions en France, pour un territoire équivalent à la surface de deux départements, et 50 à 70 comptes clients suivant les catalogues représentés. Le second niveau, constitué de grands magasins, de la grande distribution, de bureaux de poste, etc., est confié à Livre Services, un département de l’OLF.

"Une vraie proximité"

"Il y a un réel appétit pour la littérature et les sciences humaines, et donc un vrai cousinage entre le fonds du groupe La Martinière et les librairies locales", ajoute Jean-Baptiste Dufour, directeur de Servidis (14 salariés dont 6 représentants, avec un catalogue qui comprend aussi Libella ainsi que plusieurs dizaines de maisons suisses, québécoises et belges). "Nous avons des relations qui sont amicales avec les libraires, il y a une vraie proximité", souligne Josée Cattin, directrice d’Interforum Suisse (9 salariés dont 5représentants), qui a supprimé la grille d’office et ouvert un droit de retour intégral sur tous les titres, mêmes les plus anciens.

"La gestion du stock est plus simple, et les échanges avec les libraires ne sont plus pollués par la question des retours, qui ont diminué", constate-t-elle avec satisfaction. Depuis plusieurs années, elle organise une journée "rentrée littéraire" avec une douzaine d’éditeurs du groupe qui se déplacent à Lausanne. Elle est très appréciée des libraires et de la presse, également conviée.

Pour entretenir cette proximité, Actes Sud, auparavant diffusé par Servidis, a repris depuis deux ans cette fonction en direct, confiée à une représentante basée en France. "Nous avons juste la taille minimale pour le faire. L’économie n’atteint pas ce que nous avions prévu, et le chiffre d’affaires est resté stable, mais notre soutien aux libraires s’est beaucoup amélioré, alors que nous étions auparavant ignorants et indifférents aux particularités de ce marché", note Aurélie Lhotel, responsable export chez Actes Sud.

Il appartient aux diffusions locales de piloter cette fameuse tabelle, coefficient appliqué au taux de change officiel pour entretenir ce service sur mesure et maintenir la rentabilité des librairies, sans trop augmenter le prix du livre en CHF. Ce réglage tarifaire suscite des discussions infinies. "Mais quand on baisse les prix, on ne vend pas de livres en plus, et on fragilise toute la chaîne", affirme Frédéric Auburtin, directeur de Diffulivre.

Une édition test pour le 32e Salon du livre de Genève

Photo SALON DU LIVRE DE GENÈVE

La Martinière-Le Seuil revient, Actes Sud, qui avait failli en repartir après une année d’essai, maintient sa présence, et le groupe Madrigall reste fidèle: la remobilisation des groupes d’édition français pour le Salon du livre de Genève, du 25 au 29 avril, reste partielle en l’absence d’Hachette Livre, d’Editis, et des secteurs BD et jeunesse de Média-Participations.

A la clôture de la manifestation, le bilan du renouvellement de la formule entrepris pour cette 32e édition (1) sera important pour la reconquête des gros exposants disparus depuis sept ans. "La fréquentation d’un salon dépend parfois de peu de chose, et cette relance est un travail de longue haleine", nuance Laurence Brenner, sa nouvelle directrice, arrivée en cours d’année. New York et la littérature américaine, thèmes de cette édition, sont espérés assez forts pour attirer 80 000 à 90 000 personnes, soit environ 10% du bassin de population environnant. Pour arriver à ce niveau, Livre Paris devrait attirer autant de visiteurs que le Salon de l’agriculture, soit 650 000 à 700 000 personnes!

Laurence Brenner veut s’attacher à convaincre des maisons de taille moyenne, à l’image de Bragelonne séduite par les efforts en direction des jeunes adultes, ou des filiales des groupes pour commencer. Mais en invitant toujours plusieurs centaines d’auteurs et en organisant des librairies thématiques pour maintenir son attraction, le salon assure aussi un investissement qui incomberait aux éditeurs s’ils exposaient eux-mêmes.

(1) Voir LH 1147 du 27.10.2017, p. 19.

Moins de nouveautés

Avec 1 549 nouveaux titres enregistrés par Electre.com du 15 avril 2017 au 14 avril 2018, la production des éditeurs suisses a reculé de 5,8% par rapport à la même période de 2016-2017. Les dix premiers éditeurs assurent 44,3% de l’ensemble, avec 686 nouveautés, un niveau stable à un an d’intervalle. De son côté, la Bibliothèque nationale suisse évalue la production annuelle entre 2 300 et 2 500 nouveautés en prenant en compte un grand nombre de titres provenant de microéditeurs à l’activité irrégulière.

Slatkine, un siècle de mutations dans le livre

 

Le petit groupe d’édition franco-suisse, créé à Genève par un émigré juif russe qui n’avait plus que sa bibliothèque à vendre, fait l’objet d’une exposition au sein du Salon du livre de Genève.

 

Ivan Slatkine
Ivan Slatkine- Photo DANIELLE LIBINE

"Mon arrière-grand-père était un agent d’assurance juif et russe, originaire de Rostov-sur-le-Don, qui a d’abord envoyé sa famille en Suisse à l’abri des pogroms, puis s’y est lui-même réfugié. Ruiné en 1918, il commence à vendre sa bibliothèque qu’il avait rapportée dans une boutique de la rue des Chaudronniers, à Genève, que nous gérons toujours et qui est transformée depuis 2016 en café littéraire", raconte Ivan Slatkine. Le P-DG du groupe appartient à la quatrième génération d’une famille qui a survécu, puis prospéré grâce aux livres. Une exposition au sein du Salon du livre de Genève retrace ce siècle d’histoire et d’adaptations.

Le groupe Slatkine emploie directement une vingtaine de personnes en Suisse et en France dans ses marques d’édition et son imprimerie, auxquelles il faut ajouter une quarantaine de salariés des filiales Servidis, diffusion et logistique, dont le contrôle est partagé avec le Seuil (Média-Participations). Le frère d’Ivan, Michel-Igor Slatkine, dirige Diffusion Transat, qui emploie une dizaine de salariés et s’est spécialisé dans la représentation de petits éditeurs francophones sur le marché suisse.

La bibliothèque familiale a servi de socle à la librairie d’ancien et d’occasion, qui a elle-même permis de lancer dans les années 1960 Slatkine Reprints, réimpression de titres rares ou épuisés (fonds Droz), en s’appuyant sur les progrès de l’offset, et à destination des bibliothèques. En 1973, Michel-Edouard Slatkine reprend Honoré Champion, à Paris, pour disposer du fonds de cet éditeur spécialisé dans l’érudition et pour simplifier l’exportation des rééditions en France, où il sera accusé de piller la littérature française! Cette activité entraîne aussi la création d’une imprimerie, aujourd’hui équipée d’une rotative numérique spécialisée dans les courts tirages (400 à à 450 titres par an).

Littérature contemporaine

La baisse de la réimpression conduit à développer l’édition, devenue aujourd’hui l’activité principale de l’ensemble, sous les marques Honoré Champion (10 à 20 nouveautés par an) et Slatkine (régionalisme, érudition, thèses, 60 à 70 nouveautés), complétées de Slatkine & Cie en France et de Cabédita, spécialiste suisse du régionalisme (30 nouveautés). Confiée à Henri Bovet, Slatkine & Cie porte depuis 2016 les ambitions de l’entreprise dans la littérature contemporaine, et sur le marché français où se trouve le vrai potentiel de croissance. "C’est un pari. Nous publions une quinzaine de nouveautés par an en littérature française et étrangère. Si nous les trouvons, nous voulons soutenir aussi deux auteurs suisses chaque année", explique Ivan Slatkine.

La saga de l’auteur italien Luca Di Fulvio, dont le 3e volume vient de paraître (Le soleil des rebelles) en même temps que la version poche du 2e chez Pocket (Les enfants de Venise), a assuré dès le démarrage le succès de ce projet, remarqué l’an dernier aussi avec le témoignage d’Emilie Monk (Rester fort). Les thrillers de Marc Voltenauer portent les couleurs de la Suisse, "sans aide ni subvention d’aucune sorte : c’est une question de philosophie", insiste l’ancien député du parti libéral-radical (centre droit), maintenant président de la Fédération des entreprises romandes, une sorte de Medef des cantons francophones.

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