En 1980, le narrateur, qui ressemble beaucoup à Pierre-Yves Leprince, a acquis une ruine, dans un coin isolé de Sicile, non loin de l’Etna, sur les pentes du Monte Giove. Dans l’antique Trinacrie, le paganisme n’est jamais très loin. Notre homme est un peintre français, sans femme, enfant ni attaches - ce qui ne manquera pas de surprendre ses amis siciliens, pour qui ne pas être marié est inconcevable - et qui organise désormais sa vie entre Paris et son âpre paradis, avec vue imprenable sur le volcan, toujours actif et menaçant.
Il commence par effectuer quelques travaux de survie pour rendre la maison habitable, même spartiate. Il se fait ainsi des "copains" parmi les artisans locaux. Petit à petit intégré dans son pays d’adoption, il ne lui reste qu’à se mettre à peindre. Happy end ? Pas encore.
Un jour de 1981, déboule chez lui son voisin, le vieux don Rosario, qu’il voyait passer de loin, avec son fusil et ses chiens, mais qui ne lui avait jamais adressé la parole. Celui-ci vient lui dire simplement qu’il avait songé à le tuer, par hostilité viscérale envers cet étranger venu "envahir" son village, mais qu’il y a renoncé. Soulagement de l’intéressé, et naissance d’une amitié, de confiance en tout cas. Au fil des jours, Rosario, une espèce de fou furieux, converti, comme d’autres dans le coin, au protestantisme évangélique par des G.I. américains pendant la guerre, se met à raconter sa vie peu banale à son hôte, lequel l’écrira vingt ans plus tard.
C’est cette histoire qui devient aujourd’hui le roman de Pierre-Yves Leprince, L’odyssée de Rosario, titre fort bien choisi. Car, comme le héros d’Homère, le bonhomme, qui n’avait jamais quitté son village, même pour aller à Catane ou à Palerme, a pas mal bourlingué ensuite. A ses 18 ans, marié à Giorgina, qui lui donne un fils qu’il ne connaîtra que de retour à la maison, la guerre éclate. Rosario est enrôlé, embarqué sur le continent, puis jusqu’à Corfou, pour tuer des gens qui ne lui ont rien fait. En 1942, il déserte, s’enfuit. Arrive à regagner l’Italie. Mais pas encore son île. Partout, les gens cachent, aident ce clandestin qui ne leur cèle rien de son statut. Il aurait pu être pris cent fois, fusillé. Mais en fait, via les Pouilles et la Calabre, il parvient à traverser le détroit de Messine, sur la barque de jeunes pêcheurs contrebandiers, et, enfin, à revenir au pays. Il y retrouve les siens, découvre son fils, et, après la fin de la guerre, mène enfin la vie paisible de paysan à laquelle il était destiné. Inutile de dire qu’après ce récit - raconté de façon orale, morcelée, à un rythme lent -, même si leurs rapports se sont à nouveau distendus, le narrateur ne peut qu’admirer son voisin.
Pierre-Yves Leprince signe là un roman inattendu, sans renoncer, on l’espère, à donner une suite à ses succulentes Enquêtes de Monsieur Proust. J.-C. P.