Les libraires face aux crises (1/5)

« Si la librairie tombe, toute l'interprofession tombera avec nous »

Librairie Le comptoir des lettres, à Paris - Photo Olivier Dion

« Si la librairie tombe, toute l'interprofession tombera avec nous »

Comme l’affirme Cécile Bory, présidente de l'association Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine, la profession est combative, mais sous tension. Craignant que les fermetures ne se multiplient, impactant toute la chaîne du livre, le SLF et les libraires interrogés par Livres Hebdo en appellent au sursaut, tant de l'interprofession que des pouvoirs publics. Explications.

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Par Souen Léger, Cécilia Lacour
Créé le 01.09.2025 à 18h55

«Un château fort assiégé de toutes parts ». C'est ainsi que Jacques-Étienne Ully, gérant de six librairies Folies d'encre en Île-de-France, décrit la situation actuelle de la librairie indépendante. Pourtant, sur le papier, tout ne va pas si mal. Certes, les dernières données publiées par le Centre national du livre (CNL) font état de 72 fermetures en 2024, soit deux fois plus qu'en 2017. Mais après la vague de créations post-Covid, il s'agit très probablement d'un « effet correctif », analyse Alexandra Charroin-Spangenberg, cogérante de la Librairie de Paris (Saint-Étienne) et présidente du Syndicat de la librairie française (SLF). Malgré cette hausse des fermetures, le solde démographique de la libraire est par ailleurs resté positif l'année dernière.

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Cécile Bory, directrice de la librairie Georges à Talence et présidente de l'association Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine (Lina).- Photo DR

Cependant, d'échanges en échanges, les libraires transmettent une réalité plus sombre, faite d'inquiétudes et de profonde fatigue. Ce que les chiffres n'esquissent pas : une précarité accrue pesant sur des enseignes qui restent ouvertes au prix d'efforts toujours plus importants. « Entre la baisse continue du lectorat, la forte érosion du pouvoir d'achat, la hausse de nos charges, la baisse drastique du chiffre d'affaires provenant du pass Culture, le blocage de l'évolution de remises distributeurs, les prêts garantis par l'État qui restent encore à rembourser, et des banques devenant de plus en plus frileuses... Cela devient très, très compliqué », constate Jacques-Étienne Ully.

Alors que l'inflation a longtemps plafonné au-dessus de la marge bénéficiaire des libraires, « le repli n'est pas catastrophique mais très largement visible », pointe Frédéric Beauvisage, gérant de Cap Nord à Arras et président des Libraires d'en haut. Il observe une « spirale négative dangereuse » pour la profession. « Des libraires qui n'ont plus de trésorerie sont obligés d'emprunter pour payer leurs factures, ont des comptes fermés chez des fournisseurs... Nous écopons mais nous ne savons pas si le bateau restera à flot », poursuit-il.

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Résilience

Dans ce contexte morose, la librairie fait preuve de combativité. « Les enseignes installées depuis au moins dix ans veulent se battre pour garder leur place. Elles sont très inventives sur la communication et les propositions faites à leurs clients », témoigne Marie Goiset, chargée de coordination de l'Association des librairies indépendantes en Pays de la Loire (Alip) présidée par Sébastien Pitault, gérant de Lhériau à Angers. En Bretagne, les « réseaux de libraires se consolident. En cas de difficulté, une éventuelle aide financière a plus d'impact quand elle est accompagnée d'échanges avec ses confrères ou consœurs ou par une personne dédiée », souligne Marie-Cécile Grimault, chargée de l'économie du livre à Livre et lecture en Bretagne.

Partout, la résilience des librairies indépendantes continue de se manifester. Mais celle-ci s'obtient « au prix de beaucoup de tensions et de fatigue personnelles », observe Mathilde Rimaud, consultante du cabinet Axiales. « Les variables d'ajustement reposent sur la capacité du gérant ou de la gérante à tenir bon, à adapter sa rémunération ainsi que des conditions salariales extrêmement faibles », poursuit la spécialiste en développement commercial pour les librairies.

Alexandra Charroin-Spangenberg, présidente du Syndicat de la librairie française
Alexandra Charroin-Spangenberg, présidente du Syndicat de la librairie française- Photo OLIVIER DION

Aggravés par la conjoncture, les problèmes de trésorerie existent parfois depuis plusieurs années, voire depuis les premiers jours. « Le capital de départ est souvent mal estimé au démarrage de l'activité. Or celle-ci a besoin d'avoir en permanence un fonds de roulement important en raison des décalages entre le moment où les libraires paient et vendent les livres. Les problèmes de trésorerie, plus que de rentabilité, sont parfois la raison pour laquelle une enseigne ferme », détaille-t-elle.

Plusieurs personnes confient par ailleurs ne pas se sentir écoutées, ni soutenues. «  Notre passion a des limites, affirme ainsi Cécile Bory, directrice de la librairie Georges à Talence et présidente de l'association Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine (Lina). Le métier de libraire n'a jamais été facile mais il l'est encore moins aujourd'hui. Avec des charges toujours plus lourdes et faute de meilleures conditions commerciales, nous sommes en survie. Il faut que chaque libraire puisse se dégager un salaire décent, on ne peut pas éternellement se payer 600 euros par mois ! »

Effet dominos

Cécile Bory prédit « une accélération » du nombre de fermetures des enseignes. « Si la librairie tombe, toute l'interprofession tombera avec nous », prévient-elle. À commencer par l'édition indépendante et, dans son sillage, la bibliodiversité. « Quand une librairie se retrouve, en quelques mois, sans trésorerie, un réflexe de survie est de privilégier le choix de best-sellers à forte rotation pour récupérer un peu d'oxygène », regrette Jacques-Étienne Ully. Dans un contexte d'hyper-vigilance sur les achats qui ne favorise pas la prise de risques, l'onde de choc atteint déjà les petites structures éditoriales. « Des maisons indépendantes nous remontent des difficultés liées à l'activité en berne de la librairie », rapporte ainsi Marie-Cécile Grimault. « Les éditeurs normands ont déjà du mal à trouver leur place en librairie mais cette économie très tendue accentue le phénomène et se répercute directement sur eux », confirme Sophie Fauché, chargée de projets librairies et manifestations littéraires chez Normandie Livre & Lecture.

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Jacques-Etienne Ully, gérant de six librairies Folies d'encre en Île- de-France.- Photo DR

Plus largement, « si l'ensemble de la filière librairie devait se précariser davantage, toutes les maisons d'édition pourraient être touchées, ainsi que la diffusion, les emplois des représentants et in fine rapidement la distribution elle-même », commente Jacques-Étienne Ully. Pour l'heure, les quelques acteurs de la diffusion-distribution ayant accepté de répondre à nos sollicitations perçoivent effectivement des « signes inquiétants  », comme le formule Benoît Vaillant, président-directeur général de Pollen et président de la Commission de liaison interprofessionnelle du livre, sans que la situation ne leur paraisse « catastrophique  » pour autant.

Les grosses librairies également touchées

Mais déjà, les effets de la fragile santé de la librairie se perçoivent. « Les libraires font preuve de prudence : les commandes à l'office se réduisent, observe Stéphane Vincent. La baisse des mises en place a un impact direct sur les maisons du groupe.  » Le directeur des diffusions France chez Editis-Interforum note également une hausse des redressements et liquidations « touchant parfois des librairies importantes, ce qui n'était pas le cas auparavant ». Selon des données avancées par le groupe Altares, spécialiste dans l'information économique BtoB, 42 procédures ont été lancées depuis le début de l'année 2025 (contre 61 en 2024 et 49 l'année précédente).

Chargé de l'économie du livre à l'agence régionale du livre Provence-Alpes-Côte d'Azur, Olivier Pennaneac'h appelle à un « effort confraternel en essayant d'être le plus compréhensif possible face aux librairies qui se retrouvent en défaut de paiement et en accordant un allongement des délais de paiement » sans pour autant négliger les impacts potentiels de cette main tendue sur la trésorerie des maisons.

Pendant ce temps, les gérants se transforment davantage « en contrôleurs de gestion pour ramener leurs coûts au plus bas », indique Olivier Pennaneac'h. Quitte, parfois, à couper dans la masse salariale. « La baisse du nombre de libraires dans une équipe est dangereuse : une personne qualifiée apporte du chiffre d'affaires », alerte Nolwenn Vandestien, déléguée de l'association Libraires d'en haut.

En juin dernier, Anne Martelle, alors présidente du SLF, lançait déjà l'alerte lors des dernières Rencontres nationales de la librairie : « N'attendez pas les fermetures et les licenciements » pour agir. Un an plus tard, la librairie réitère son appel. « Défendre la librairie et le livre est un combat que nous devons mener ensemble. Il devient compliqué de continuer à trouver de l'énergie, mais j'y crois encore », résume Cécile Bory.

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