Depuis de longs mois, Sauramps danse au bord du précipice. Englué dans une crise de succession depuis le brusque départ, début 2015, de Florent Moure, son directeur général d’alors, le groupe montpelliérain de librairies se rapproche à grandes enjambées d’un redressement judiciaire ou, a minima, d’une procédure de sauvegarde. Le 3 mars, la procédure de mandat ad hoc, sollicitée il y a dix mois par Jean-Marie Sevestre, P-DG du groupe, afin de l’accompagner dans un processus de transmission, arrive à son terme, avec le risque, "au vu de la situation, que le tribunal de commerce ne nous accorde plus de nouveau report et qu’il engage une procédure de redressement judiciaire", anticipe Julien Domergue, représentant du personnel et délégué syndical. D’autant que Sauramps menace de se retrouver, fin février, en cessation de paiement. Sans un concours supplémentaire de ses banques ou un report d’échéances de ses fournisseurs, le groupe, exsangue financièrement et sans réserve de trésorerie, va peiner à régler ses factures, d’autant plus lourdes qu’elles concernent les commandes de fin d’année.
Garanties financières
Dans ces conditions, le projet de reprise porté par Matthieu de Montchalin apparaît aujourd’hui comme la seule alternative. Mais il reste à l’actuel président du Syndicat de la librairie française (SLF), propriétaire de L’Armitière à Rouen et désormais seul candidat en lice, à réunir en quelques jours les garanties financières qu’il n’a jamais présentées jusqu’à présent, et à répondre à la quinzaine de questions soulevées par le comité d’entreprise (CE). Informé de l’offre de Matthieu de Montchalin le 27 janvier, celui-ci disposera encore, à la date de réception des nouveaux éléments, de 28 jours pour délivrer son avis, consultatif mais indispensable. "Vu la faible consistance du dossier présenté le 27 janvier, et les multiples manquements à la procédure, nous avons fait valoir le délit d’entrave, ce qui nous a permis de proroger notre délai de réponse", précise Julien Domergue.
Comment un groupe de cette envergure, à qui tout souriait voilà encore dix ans, peut-il ainsi se retrouver au bord du gouffre ? Fleuron de la librairie française, Sauramps a rayonné sur la région de Montpellier des années 1960 à la fin des années 2000. "Mais on a davantage su grossir que se repenser", avance un libraire toujours en poste. L’histoire du groupe, qui compte aujourd’hui quatre points de vente à Montpellier et un à Alès, lui donne raison. Pour pallier les difficultés, la stratégie d’agrandissements successifs a toujours été privilégiée. Ainsi, lorsque la librairie connaît sa première crise d’importance à la fin des années 1980. Installée depuis dix ans au Triangle et dirigée par Dominique Torreilles, fils de l’un des fondateurs, Sauramps est alors "au bord d’être lâchée par ses banques", se souvient un éditeur, fin connaisseur du dossier. Concurrence sous-estimée - la Fnac s’est implantée en 1986 -, investissements hasardeux, vision de la librairie "enthousiasmante mais peu réaliste"… Sauramps est contrainte de faire appel à l’Association pour le développement de la librairie de création (Adelc) pour se renflouer. Dans la foulée, trois nouveaux actionnaires, issus des rangs de la librairie, entrent au capital et composent un nouveau directoire : Jean-Marie Sevestre, qui prend la présidence de Sauramps, Jean-Luc Bonnet, directeur administratif et financier, et Marie-Christine Wodiczko, chargée des ressources humaines.
Tous les publics
Complémentaire, le trio reprend les investissements, augmente encore la surface de vente et assure le redressement de Sauramps. La librairie s’ouvre à tous les publics, engrange du chiffre d’affaires et retrouve de la rentabilité sans perdre ce qui a fait son succès dans les années 1960 et 1970 : une exigence sur la qualité des assortiments et la compétence de ses libraires. Au début des années 2000, Sauramps se démultiplie. En 2001, le premier site Internet est lancé. En 2002 sont ouvertes à Montpellier la librairie jeunesse, Polymômes, et à Alès une succursale généraliste. En 2006, Sauramps fête fièrement ses 60 ans, avec dans ses cartons un nouveau projet de développement. "Pour l’avenir, il faut aller chercher la demande là où elle se trouve, en s’y adaptant. […] Il y a une réflexion à mener sur la présence de la librairie en périphérie. Faut-il laisser la place aux grandes enseignes et rester en centre-ville, compte tenu des évolutions évoquées ? Je ne le crois pas", annonce Jean-Marie Sevestre en mars 2006 dans les colonnes de Livres Hebdo (1).
Aménagement classique
Ce sera Sauramps Odyssée. Ouvert dans la galerie commerciale Odysseum, entre le centre-ville et l’aéroport, ce paquebot de 2 000 m2 est à l’origine de bien des déboires pour le groupe. "En soi, le projet n’était pas idiot. A l’époque, les centres commerciaux marchaient très fort, le quartier était en plein développement et Sauramps avait les reins solides. Toutes les raisons étaient réunies pour accepter cette concession", analyse un proche de la librairie. Mais très vite, le beau rêve prend du plomb dans l’aile. Le caractère innovant du magasin, lié à une organisation en thématiques, est abandonné au profit d’un aménagement plus classique, et l’assortiment choisi n’est pas adapté à un public de centre commercial. A ces facteurs s’ajoutent le recul du marché et des conditions d’exploitation "folles", selon un observateur qui rappelle que "les loyers et les charges liées au centre commercial s’élèvent à 950 000 euros par an et sont indexées sur le chiffre d’affaires. Cela constitue un véritable nœud coulant."
Dès la première année d’exploitation, le chiffre d’affaires prévisionnel n’est pas atteint et Sauramps Odyssée boit le bouillon. Une situation qui se répète depuis sept ans malgré la progression du chiffre d’affaires, au point d’affaiblir considérablement l’ensemble du groupe et d’entraver les investissements nécessaires pour moderniser les librairies installées dans le bâtiment du Triangle. "L’endettement auprès des différents partenaires a augmenté et la trésorerie des librairies du centre-ville a beaucoup servi à renflouer Odyssée", détaille un proche du dossier. Situé à un quart d’heure seulement en tramway, le magasin crée en outre une concurrence au Triangle, et contribue, selon un ancien salarié, à "brouiller l’identité de Sauramps. L’image de librairie exigeante, attentive à la qualité de ses fonds, s’est complètement diluée."
Symbole des années fastes et de la "bulle" qui a marqué les mandats de l’ancien maire, Georges Frêche, Sauramps Odyssée sert toutefois, selon un ex-cadre du groupe, de "bouc émissaire. Sans amoindrir les défauts du projet, c’est quand même plus facile de charger ce magasin que d’engager une réflexion globale sur la gouvernance de Sauramps, estime-t-il. Stratégiquement, c’était un beau choix, mais nécessitant une gestion différente du groupe, qui n’a malheureusement pas été engagée." A l’unisson, de nombreux observateurs pointent le "désengagement" des actionnaires dirigeants, amorcé lors du décès de Marie-Christine Wodiczko en 2007. "Elle représentait le point d’équilibre du trio, témoigne un ancien représentant du personnel. Sans elle, les deux actionnaires restants se sont appuyés sur une équipe dirigeante déjà en place mais pas toujours à la hauteur, et se sont progressivement dispersés vers d’autres horizons : la perspective de la retraite pour Jean-Luc Bonnet et des horizons politiques pour Jean-Marie Sevestre."
Délitement du décisionnel
Laissant planer une ambiance de fin de règne sur le groupe, ce lent délitement du décisionnel, jalonné de "choix parfois absurdes tels le changement du programme de fidélité ou le réaménagement de 2013", estime le même représentant du personnel, s’est cristallisé en 2015. Florent Moure, qui devait racheter la totalité des parts et prendre les rênes de Sauramps, claque la porte des négociations faute d’accord sur le prix de vente final, obligeant Jean-Marie Sevestre à réendosser le costume de P-DG, qu’il avait quitté officiellement quelques mois plus tôt. Handicapé par des problèmes de santé, il ne prend plus de décisions et laisse Sauramps courir vers une crise de trésorerie qui éclate au printemps 2016, le conduisant à demander le 3 juin un placement sous mandat ad hoc. Fortement amoindri, le groupe suscite néanmoins, dès l’été 2016, l’intérêt de Benoît Bougerol, et de son fils Thomas. Mais le 17 janvier dernier, se considérant "instrumentalisé", le propriétaire de la Maison du livre à Rodez et de Privat à Toulouse jette l’éponge, sans s’interdire de "regarder à nouveau le dossier" si la procédure judiciaire est engagée. Dans ce cas, d’ailleurs, il ne sera pas le seul. De multiples observateurs s’attendent à voir Actes Sud ou Florent Moure sortir du bois. Entre autres.
(1) Voir LH 637 du 17.3.2006, p. 124 à 128.
A l’ombre du géant
A côté de Sauramps, une douzaine de librairies le plus souvent spécialisées parviennent à subsister à Montpellier grâce à une offre ciblée et diversifiée.
Montpellier n’échappe pas à la règle. Entre les années 1980 et 2000, la capitale de l’Hérault a vu le nombre de ses librairies fortement diminuer. "En vingt ans, le nombre d’établissements a été divisé par trois", reconnaît Régis Pénalva. Une attrition que le directeur littéraire de la Comédie du livre, le festival littéraire de Montpellier, attribue moins au poids de Sauramps qu’à "un contexte national. Mais finalement, avec sa douzaine d’établissements, Montpellier reste une villerelativementbien pourvue, présentant un tissu de librairies diversifiées qui complètent harmonieusement l’offre de Sauramps", estime cet ancien salarié du groupe.
Hormis la Fnac, de taille moyenne, et Gibert Joseph qui, avec ses 1 100 m2, ses six niveaux et ses 135 000 références fait figure d’exception, les librairies montpelliéraines ont plutôt opté pour de petites surfaces, 100 m2 en moyenne, et ont joué majoritairement la carte de la spécialisation pour se démarquer. Pionniers, Alain et Christine Londner ont posé en 1985 les fondations des Cinq continents, dédiée au voyage. Dix ans plus tard, Alain Balloy ouvre une librairie musicale, Aux Notes d’Orphée, et Geneviève Fransolet crée Nemo, spécialisée en jeunesse. Ils sont suivis en 1996 par Christophe Régner, qui tapisse les murs d’Azimuts de BD. Les ont ensuite rejoints Le Bookshop, un café librairie dédié à littérature étrangère et en version originale, "véritable lieu de vie pour la communauté anglaise", souligne Régis Pénalva, et Planètes interdites, née en 2012 de la fusion d’une librairie Album et de Moustache et Trottinette, qui vendait de la bande dessinée d’occasion. Seule Aline Huille s’est lancée dans une librairie généraliste. Elle ouvre en 2003 Le Grain des mots sur 170 m2. Malgré des débuts "laborieux", marqués par la difficulté à faire venir des auteurs, la librairie est parvenue à s’ancrer dans la ville, grâce à une offre pointue, et dégage un chiffre d’affaires de 600 000 euros. "La clientèle bouge beaucoup, évolue, mais en s’attachant à réaliser un travail ciblé, nous avons su trouver notre public", se félicite la libraire.
Autre clé pour sortir de l’ombre de Sauramps : l’éloignement. En s’installant en 2010 dans le quartier des Beaux-Arts, légèrement excentré du cœur de la ville, où sont polarisées les librairies, L’Ivraie a réussi son pari : créer, sur 30 m2, une librairie généraliste de quartier. Mais l’initiative reste trop rare, freinée non seulement par Sauramps Odyssée et, depuis 2015, Cultura à Saint-Aunès, mais aussi par un Espace culturel E. Leclerc, quatre hypermarchés Carrefour et un Auchan. "La présence de petites librairies de quartier pourrait contribuer à y insuffler de la vie et à tisser du lien social", pointe Régis Pénalva.