Evidemment, le sous-titre joue sur le double sens du mot "règles" au pluriel, mais c’est bien du sang perdu un peu chaque mois par les femmes, de la puberté à la ménopause, qu’il s’agit. Et il est peu de dire que ce sujet est d’une richesse insoupçonnée pour peu qu’on l’aborde d’une manière globale.
Elise Thiébaut convoque ainsi la médecine, l’ethnologie, les religions et les mythologies. Elle se raconte aussi, elle et ses règles, elle coincée dans les règles d’une société encore très masculine, et c’est ce qui apporte à son livre cette liberté de ton, cette authenticité, notamment lorsqu’elle évoque son enfance dans une famille marseillaise que l’on dirait sortie d’un film de Robert Guédiguian.
Elle retrace aussi l’origine des expressions autour de ce sang maudit : "les Anglais ont débarqué", "avoir ses ourses" ou les "ragnagnas", expression venue d’un mot gascon. Elle collecte également les us et coutumes dans d’autres cultures autour de ce système périodique qui perturbe un quart de la vie des femmes durant une quarantaine d’années. Enfin, elle aligne les superstitions autour de la femme qui saigne comme le pouvoir de faire tourner le lait, d’aigrir le vin ou d’empêcher une mayonnaise de monter. Autant de fadaises qui n’ont pas totalement disparu des esprits et dont on trouve des explications chez Hippocrate ou Pline l’Ancien.
Le lien de tout cela, c’est bien sûr le sang, symbole du feu, de la chaleur, de la vie. Dans la Bible, le récit de l’Alliance remplace le sang menstruel par celui de la circoncision. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ce fluide dans les religions monothéistes qui transforment ce signe de fertilité en malédiction et considèrent lors de ces périodes la femme souillée.
Il y a aussi une démarche féministe dans cette enquête, un souhait de réinventer ces règles par rapport aux idées reçues et aux non-dits qu’elles véhiculent encore. Pour preuve, elle cite des travaux qui mettent en cause les industriels qui fabriquent tampons et serviettes (un marché mondial de 26 milliards d’euros) avec des résidus toxiques et des perturbateurs endocriniens. Bref, elle veut briser le tabou sur ce sang tabou. "C’est parce que le sang menstruel est tabou que les femmes souffrent sans remède depuis des millénaires."
Avec une belle énergie, Elise Thiébaut constate qu’il existe des inégalités menstruelles comme il y a des inégalités sociales. Une forme d’oppression, de contrainte, que les hommes ne connaîtront pas. Ainsi l’anthropologue Françoise Héritier distinguait dans une étude fameuse le sang du guerrier que l’homme donne sur le champ de bataille et celui de la femme qui le subit et le voit couler. Deux poids deux mesures d’un imaginaire qui en dit long.
Elise Thiébaut invite à réinventer les règles - dans les deux sens - pour s’en libérer. En parler comme elle le fait après d’autres, mais d’une façon moins savante, c’est déjà briser un silence gêné. Un essai décapant et décomplexé qui s’inscrit comme une exception dans le regard que l’on porte sur elles. Laurent Lemire