Comme souvent dans le petit monde feutré de la bibliophilie, l’amateur qui met en vente sa collection, via le libraire Benoît Forgeot, a préféré conserver l’anonymat. Et comme toujours lorsqu’il s’agit de pièces exceptionnelles, les spécialistes se répandent en conjectures sur leur provenance. Dans le cas qui nous occupe, on sait que le tapuscrit complet, corrigé et dédicacé de Terre des hommes provient de chez son amie proche Nelly de Voguë, de même que celui de Citadelle, œuvre laissée inachevée à la mort de l’écrivain, et qu’elle a mis en forme, édité et publié en 1948, puis en 1959 dans une version enrichie.
Les manuscrits de Saint-Exupéry, nombreux, sont fascinants et émouvants, surchargés de corrections, ratures, ajouts, repentirs, tout comme ses tapuscrits. C’est le cas de celui du Petit Prince présenté ici, l’un des trois seuls connus. L’un, offert par Saint-Exupéry, en exil à New York, à la pianiste Nadia Boulanger, figure dans les collections de la BNF. Un autre, celui de Lewis Galantière, traducteur de l’écrivain aux États-Unis, se trouve au Harry Ransom Center de l’Université du Texas, à Austin. Ce troisième est donc le dernier en mains privées.
Autre rareté, un exemplaire de l’édition originale du Petit Prince, dans sa version française, paru à New York en 1943 chez Reynal & Hitchcock à la maison de France. Saint-Exupéry ayant quitté New York le 2 avril 1943, juste avant la publication, ses dédicaces, une poignée, ont été insérées après coup dans les exemplaires. C’est le cas de celui présenté ici, signé à Doudou Chassin, en fait le colonel Lionel-Max Chassin, compagnon de la grande aventure de l’Aéropostale. Y sont joints deux dessins de Saint-Exupéry, pleins d’humour et de poésie, figurant le Petit Prince, dédicacés, l’un à Doudou Chassin, l’autre à son fils Piou, « bien amicalement ».
Au chapitre des dédicaces, on mentionnera l’exemplaire de Terre des hommes offert par l’aviateur-écrivain à celui qui n’était encore que le lieutenant René Gavoille (il finira général), qui a été son instructeur puis son chef, à l’escadrille 2/33 qu’il commandait, sous la direction du colonel Roosevelt. Les deux hommes étaient très proches. Ce livre en témoigne, avec sa dédicace sur plus de quatre pages, ornée de trois dessins originaux.
Saint-Exupéry était un graphomane, un dessinateur sans cesse le crayon à la main, ainsi qu’un épistolier particulièrement prolixe. Ses lettres se comptent par milliers, et l’on n’en connaît à coup sûr qu’une partie. Ce pourquoi on trouve ici un ensemble de missives adressées à son épouse Consuelo, témoignant de leur relation plus que tumultueuse, de 1931 jusqu’à la fin, en 1944. Il y exprime son amour avec intensité. Mais celui qu’on appelait familièrement « Tonio » a multiplié les relations féminines, parfois très intimes. Par exemple avec Silvia Hamilton, son amie new-yorkaise, à qui il adresse d’Alger, à la fin mai 1943 (ses lettres ne sont presque jamais datées), une longue lettre presque testamentaire, illustrée de deux dessins, où il pressent sa mort à venir. Profondément malheureux, déprimé, souffrant dans son corps et dans son âme, il y écrit notamment : « Je me déteste bien trop pour me souhaiter de revenir ».
On ne peut tout citer, de ces 24 lots, qui constituent une tentative de suivre le parcours terrestre et littéraire d’Antoine de Saint-Exupéry, à travers tous les témoignages possibles, à l’heure où l’on célèbre les 80 ans de la publication de Petit Prince, le livre le plus traduit au monde après la Bible, et où l’on s’apprête à commémorer les 80 ans de la mort de l’écrivain. Si on veut les voir, on peut s’adresser au libraire Benoît Forgeot. Si on veut les acquérir au FAB, il faudra débourser 1,8 million d’euros.
Librairie Benoît Forgeot, 4, rue de l’Odéon, 75006. info@forgeot.com
FAB au Grand Palais éphémère, du 22 au 26 novembre.